Un destin à la Zola. Dans la périphérie de Béthune, le père de Marc Meurin était cheminot, il conduisait les locomotives des trains bourrés de charbon comme Jean Gabin dans La Bête humaine et le soir, il travaillait à la forge. La mère qui élevait quatre enfants mitonnait des plats de ménage, pot-au-feu, carbonade, chicons, clafoutis, pain perdu - on ne jetait rien - aidée pour le mijot quotidien par les cadeaux du jardin potager, légumes et fruits, poulets et lapins du clapier, et l'hiver, le grand-père et le père tuaient le cochon, boudins, sabodets et jambons à foison. Une vie modeste de gens de peu pour qui la table recelait de vraies réjouissances de bouche et les joies simples du partage.
Pour l'ado Marc, ce fut l'apprentissage du goût des bonnes choses, de la saveur d'une volaille dorée escortée de choux aux lardons - cela a marqué ses papilles et sa mémoire, d'autant que les repas sur la toile cirée exprimaient l'amour de la maman Meurin.
A quatorze ans, Marc Meurin entre à l'école hôtelière de Lille afin de décrocher en trois années le CAP de cuisinier. Sa première place sera chez un traiteur pour noces et banquets qui le recommandera à la banque Scalbert des environs de Lille où sa créativité bien ordonnée - les produits de saison en priorité - séduit le directeur, une fine fourchette. Puis il échoue dans un café populaire de Béthune où il sert dès cinq heures du matin de réconfortants cafés-genièvre à des cohortes d'ouvriers d'usine, pelant de froid l'hiver. Soupes à l'oignon, quiches lorraines, croque-monsieur, harengs pommes à l'huile marquent ses débuts au fourneau à charbon, une heure de patience pour qu'il consente à bien chauffer; par chance, sa charmante épouse l'épaule en salle.
Première étoile en 1992
C'est dans ce rade un brin lugubre qu'il devient restaurateur pour dix années, mettant à l'honneur des préparations nordistes, tartine de pied de porc, pintadeau à l'embeurrée de choux verts, salade de chicons, potlevesch (terrine de viandes), beignets de maroilles — et soudain, un soir, le feu détruit le café restaurant aux nappes blanches.
Place de la République à Béthune, «Chez Meurin» scellera son avenir de grand cuisinier. Une vieille demeure haute de plafond, deux étages aménagés façon restaurant élégant, une carte qui met à l'honneur les poissons de la Manche et de la Mer du Nord, filets de sole sur un lit de choux, turbot braisé aux chicons, noix de Saint-Jacques de Boulogne - l'étoile Michelin se pointe en 1992. Les gourmets du Nord, entre Lille et la Côte d'Opale, se pressent chez les Meurin dont les tarifs sont plus que raisonnables, menus à 48, 65 et 90 francs. Des escouades d'Anglais au fin palais traversent la Manche pour découvrir les sortilèges de la bonne cuisine du Pas-de-Calais, et ses recettes à la fois traditionnelles et modernes: délicat tartare d'huître.
Le chef patron, une boule de tendresse, indique qu'il travaille d'abord pour ses fidèles clients qui stimulent sa créativité, et non pour le Michelin. Sa manière évolue vers l'épure, accentuée par une formidable connaissance de la faune marine «car il y a dans ces mers des courants qui rendent les poissons courageux et qui renforcent la qualité de leur chair», étonnante observation ichtyophagique d'un cuistot titulaire d'un modeste CAP.
L'héritage Robuchon
Le miracle, c'est que le fils du cheminot à la bouille charbonneuse n'a jamais appris l'art de cuire et d'assaisonner dans une grande brigade, à l'exception d'un bref passage au «Flambard» de Robert Bardot à Lille (le restaurant disparu). Comme Michel Bras à Laguiole, fils d'une mère admirable, Marc Meurin est l'autodidacte parfait qui a progressé grâce à la lecture des ouvrages de pratique culinaire des maîtres Bocuse, Troisgros et Robuchon chez qui il s'est attablé à la fin des années 80 - c'était au Jamin, rue de Longchamp (75016), où le génial poitevin offrait son fameux récital: les raviolis de langoustines au jus de crustacé, le medley de fruits de mer, le lièvre à la royale, le bar au verjus et la tarte aux pommes et raisins. «Un style d'une délicate pureté, d'une précision sidérante dans les saveurs, la beauté des présentations, les goûts justes, tout cela m'a bluffé, ému. Inoubliable.»
Toute sa vie, Meurin regrettera de n'avoir pu dire sa joie et sa reconnaissance au créateur de la gelée de caviar à la crème de chou-fleur: le maestro refusait de se montrer en salle.
Le jardin d'Alice et le château de Beaulieu
En 1998, il obtient la seconde étoile, il a étendu son répertoire aux produits carnés - superbe ris de veau truffé à l'effeuillée de viande des Grisons. Sept ans plus tard, c'est le coup de baguette magique: on lui propose le Château de Beaulieu à Busnes, distant de quelques kilomètres de Béthune, une imposante bâtisse à l'architecture flamande posée au milieu d'un parc somptueux.
Au cœur du plat pays, une demeure aristocratique aux salons à moulures que les Meurin vont transformer en hôtel restaurant de bon confort - objets originaux, art contemporain - vite affilié à la chaîne des Relais & Châteaux. Le ménage ch'ti habite le troisième et le quatrième étage, les voilà châtelains au milieu des grands arbres, sous les frondaisons d'un îlot de verdure. Une autre vie, le rêve réalisé: c'est le Palais Gourmand du Pas-de-Calais.
A côté du restaurant gastronomique — 11.000 clients en 2008, prix moyen 160 euros — le chef patron a créé le Jardin d'Alice du nom de sa fille artiste peintre, une charmante table ouverte sur le parc dont la carte recèle un éventail de plats originaux : nems de ris de veau sauce thaïe (15 euros), parmentier de cabillaud aux moules de bouchot (16 euros), tournedos Rossini et feuilleté de pommes de terre (28 euros), un excellent rapport prix plaisir (plus deux pour cent de chiffre d'affaires en 2009) qui enchante les clients du secteur.
Le château de couleur ocre et sa tour au toit d'ardoise, sortis d'un songe à la Lewis Carroll, concrétisent la réussite, l'engagement, le sacerdoce d'un cuisinier passionné, débutant au bas de l'échelle et parvenu au sommet. Professeur, et formateur attentif à sa brigade de vingt cuisiniers, il dévoile les secrets de sa gestuelle deux fois par semaine aux gourmets de la région, car «quand on a beaucoup reçu, il faut donner et redonner.»
Nicolas de Rabaudy
- Le Château de Beaulieu. Rue de Lillers 62350 Busnes. À 14 km de Béthune, 50 km de Lille. Tél.: 03 21 68 88 88. Fermé lundi midi, mardi midi, samedi midi et dimanche soir. Menus à 95 et 120 euros, 130 et 165 euros vins compris. Hôtel 16 chambres à partir de 160 euros. Le Jardin d'Alice, fermé dimanche soir. Menu Bib à 28 euros, menu week-end à 35 euros.
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