Avec ses quelques 1.250 caméras, soit une caméra pour environ 270 habitants, Nice est l'une des villes françaises qui (ab)use le plus de la vidéosurveillance. Un dispositif qui n'a pas dissuadé le conducteur du camion qui a foncé dans la foule, jeudi 14 juillet sur la Promenade des Anglais.
La ville du Sud de la France a été l'une des pionnières en matière de déploiement de la vidéosurveillance. Les caméras ont pullulé dans les rues niçoises ces dernières années, notamment sous l'impulsion de l'ancien maire, Christian Estrosi. Mais Nice n'est qu'un exemple parmi d'autres. Depuis une quinzaine d'années, nombre de villes françaises s'équipent: sur les lampadaires, sur les parkings, dans un coin des rues, sur les feux rouges... Vivement encouragée par Nicolas Sarkozy, d'abord ministre de l'Intérieur puis président de la République, la course aux capteurs d'images a gagné même certaines petites communes.
«Ses défenseurs lui attribuent des vertus à la fois préventives et répressives», explique un rapport de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). C'est donc à la fois pour empêcher et pour punir des actes de délinquance que des villes comme Nice ont déployé des caméras reliées à un centre de supervision urbain (CSU). Devant un mur d'écrans, 70 agents policiers municipaux se relaient 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 pour visionner les images qui leur arrivent de toute la ville.
Des choix politiques
Mais comment déceler un comportement suspect devant un tel nombre d'images? Certaines caméras sont dotées d'un système de vidéoprotection intelligent qui «permet de détecter automatiquement et en temps réel, tout comportement “anormal”», assure le CSU de Nice. Mais la tâche n'est pas toujours évidente pour les observateurs.
Les opérateurs font ce que le maire attend d'eux; l'utilisation des caméras de surveillance tient à la politique de la mairie
Éric Heilmann
Selon Laurent Muchielli, auteur de Sociologie de la délinquance, ceux-ci ont alors tendance à se concentrer sur des «populations cibles», citant les femmes des pays de l'Est dans les réseaux de la RATP. Mais pour Éric Heilmann, sociologue spécialiste de la vidéosurveillance, il ne serait pas juste de généraliser ce comportement:
«Les opérateurs font ce que le maire attend d'eux; l'utilisation des caméras de surveillance tient à la politique de la mairie.»
L'utilisation de la vidéosurveillance varie en fonction des volontés politiques de la ville, où le maire est chargé d'assurer la «tranquillité publique». Certains quartiers sont davantage scrutés, tout comme certains lieux telles que les écoles ou les places publiques. À Nice, seraient particulièrement observés «la voie publique, les abords des collèges, les cimetières et les quais des bus et tramways». Les caméras servent également à permettre une meilleure régulation de la circulation et des transports en commun, ou encore à «vidéoverbaliser» les conducteurs qui ne respectent pas le Code de la route.
Pas dissuasif pour les terroristes, au contraire
Ce changement d'objectifs –vers la répression et l'organisation de l'espace public plus que vers la dissuasion– tient notamment au manque voire à l'absence d'effet préventif de la vidéosurveillance. Nombre d'études réalisées au niveau local ou à plus grande échelle, en Grande-Bretagne mais aussi en France, montrent que les caméras n'empêchent pas la délinquance. Le rapport de l'INHESJ est formel:
«L’efficacité de la vidéoprotection en matière de prévention demeure difficile à démontrer.»
Si la délinquance ralentit dans certaines zones où ont été implantées des caméras, rien ne vient scientifiquement prouver la causalité entre les deux événements. D'autres éléments peuvent rentrer en jeu (l'augmentation de l'éclairage public par exemple). Tout dépend également de l'endroit où se situent précisément ces caméras: elles seraient plus efficaces «dans les espaces clos et offrant peu d’issues comme les parkings ou les centres commerciaux», relève le rapport de l'INHESJ, qui évoque en revanche un «faible impact dans les espaces complexes et étendus comme les rues».
En outre, une caméra ne semble pas avoir le même effet sur un délinquant qui souhaiterait voler une voiture, que sur quelqu'un qui serait prêt à attaquer physiquement une personne. Si les études montrent souvent une baisse de la «petite délinquance», «la présence de caméras n’a pas d’effets dissuasifs avérés s’agissant des violences contre les personnes (homicides, viols et agressions), ainsi que les crimes les plus graves».
Les auteurs de ces crimes dits «graves» répondent souvent à des «comportements impulsifs», analyse Éric Heilmann, qu'une caméra ne saurait arrêter. Au contraire, le pickpocket aura peut-être plus peur de se faire attraper s'il repère un point rouge qui le guette –d'où l'importance d'informer de la présence de caméras si elles sont installées dans un but préventif. En matière de terrorisme, l'acte, même s'il n'est pas toujours impulsif, ne semble pas répondre à un raisonnement rationnel: «Quelqu'un qui est prêt à se faire sauter se moque bien d'être repéré», résume Éric Heilmann. Le rapport de l'INHESJ va même plus loin:
«Pour les attentats terroristes, les images des auteurs et des actes participent même à la signature de l’acte, ainsi qu’à la publicité recherchée.»
L'utilité des caméras: enquêter, punir, rassurer
Pourtant, lorsque Nicolas Sarkozy demande, en juillet 2007, à sa ministre de l'Intérieur Michèle Alliot-Marie de «déployer plus de moyens de vidéosurveillance», il le justifie par le fait qu'ils «sont un instrument essentiel de prévention et de répression des actes terroristes». «On a menti», s'agace Éric Heilmann:
«Les maires ne sont pas honnêtes quand ils disent que les caméras ont un effet dissuasif. La réponse est clairement non
Éric Heilmann
«Les maires ne sont pas honnêtes quand ils disent que les caméras ont un effet dissuasif. La réponse est clairement non.»
Mais ces mensonges semblent porter leurs fruits: «83% des personnes ayant déclaré être favorables à la présence de caméras de vidéoprotection affirment dans le même temps que leur multiplication est un moyen efficace de lutter contre la délinquance et le terrorisme», peut-on lire dans le rapport de l'INHESJ. Les caméras rassurent. Nombre de politiciens jouent donc encore de cet argument, faisant notamment référence à l'arrestation des auteurs des attentats de Londres en 2005.
Mais dans cette affaire comme dans beaucoup d'autres, l'acte en lui-même n'a pas été empêché. La vidéosurveillance a servi à retrouver les auteurs des faits, ou à retracer leur parcours. C'est certainement ce à quoi serviront les caméras niçoises dans le cas du tragique attentat de jeudi. Laurent Muchielli, dans sa Sociologie de la délinquance, résume ainsi l'utilité de la vidéosurveillance (rebaptisée d'ailleurs «vidéoprotection» par les politiques, ce qui atteste du rôle qu'ils souhaient lui donner):
«Les crimes individuels ou les attentats terroristes démontrent toujours la même chose: la vidéosurveillance aide parfois les enquêteurs à confondre les auteurs après coup, mais elle n'a jamais prévenu ces crimes.»