Au moins 84 personnes ont été tuées et de nombreuses autres blessées dans l'attentat de Nice, ce 14 juillet. Un homme a foncé avec son camion sur la foule rassemblée sur la Promenade des Anglais pour admirer le feu d'artifice tiré à l'occasion de la fête nationale. Sur Twitter, on parlait d'un mouvement de foule vers 23 heures, sans trop savoir ce qui l'avait provoqué. Des images montraient des gens fuir en panique vers le centre-ville de Nice. Plus tard, d'autres images ont été diffusées, montrant des corps allongés le long de la route.
[#Nice] Par respect pour les victimes et leurs familles, ne contribuez pas à la diffusion de photos ou de vidéos des scènes de crime #Nice06
— Police Nationale (@PoliceNationale) 14 juillet 2016
De nombreuses personnes et responsables, ainsi que le ministère de l'Intérieur avaient pourtant demandé à ce que ces photos et vidéos ne soient pas partagées et/ou relayées. Cela n'a pas empêché certaines personnes, médias et organisations de les publier et les relayer sur les réseaux sociaux, à l'exemple de Wikileaks.
Sur son compte Twitter l'organisation a publié deux vidéos filmées après l'attaque. La première était une vidéo YouTube, qui a depuis été supprimée par la plateforme. Wikileaks précisait néanmoins que les images pouvaient être choquantes.
La deuxième est toujours visible, et a été mise en ligne par le site britannique News This Second. Là encore les images sont très choquantes, et pouvait faire l'objet d'un avertissement avant sa lecture. Mais la vidéo étant intégrée dans Twitter, elle se lançait automatiquement pour les personnes n'ayant pas changé leurs paramètres ayant indiqué dans leurs paramètres qu'elles ne souhaitaient pas être informées «avant d'afficher les contenus qui peuvent être choquants».
En août dernier, après la fusillade en Virginie, nous expliquions que ces fonctionnalités n'ont pas été conçues avec la possibilité de telles utilisations. Comme le rappelait justement une journaliste du Figaro, «l'autoplay des vidéos a été conçu pour nous montrer des pubs en boucle et des clips de chiens mignons, pas un meurtre», ou les corps le long d'une chaussée après un attentat. Dans la foulée, plusieurs sites avaient lancé des tutoriels pour désactiver les lectures automatiques sur Facebook et Twitter.
«Rien ne justifie qu'on les censure»
De son côté, comme l'a noté Titiou Lecoq, Wikileaks a été largement critiqué pour avoir republié de telles images. Des utilisateurs de Twitter leur ont rappelé que la police française leur avait demandé de ne pas partager de telles images, quand Wikileaks soutient dans un argument proche de la théorie du complot que cela servirait «à empêcher l'indignation publique contre la police et les échecs politiques qui ont mené à cette attaque en premier lieu».
Or, comme le souligne justement un journaliste de Télérama, on peut «critiquer l'état d'urgence sans renvoyer vers des vidéos horribles sans aucune valeur informative». Il l'a d'ailleurs lui-même fait quelques heures après ce drame, rappelant que l'on va «proroger une quatrième fois l'état d'urgence alors que même la commission d'enquête sur les attentats du 13 novembre a sanctionné son inefficacité».
.@wikileaks This video is just harmful. Speaking about values, go tell it to the relatives of people one can identify on the footage.
— Olivier Tesquet (@oliviertesquet) 14 juillet 2016
«Cette vidéo est simplement nuisible. En puis les valeurs, allez en parler aux proches des personnes que l'on peut identifier sur les images.»
Wikileaks est cependant loin d'être le seul d'avoir diffusé des images des corps ou de l'attentat. Sur Twitter, plusieurs personnes indiquent que France 2 –largement critiquée pour sa couverture des évènements– a ainsi montré à ses téléspectateurs «une vidéo avec le camion renversant la foule».
Alors oui, j'ai rembobiné, mais oui, France 2 vient de diffuser une vidéo du camion qui roule sur les gens. Pour de vrai.
— C. (@SeriousCharly) 14 juillet 2016
France 2.
Pour info, @beaudonnet, votre chaîne, @France2tv a diffusé une vidéo avec le #camion renversant la foule… #Nice pic.twitter.com/bBkJsqSi6A
— Paul Denton (@paul_denton) 14 juillet 2016
Sur son compte Twitter, un des rédacteurs en chef adjoint de la chaîne, Olivier Siou a réagi à titre personnel et indique que les images ne montraient aucun mort, ni blessé, que donc «rien ne justifie qu'on les censure», et que les diffuser permettait d'empêcher des gens d'imaginer des théories du complot.
@m__julien Aucune image de victime, aucune image de mort ni de blessés, rien dans ces images justifie qu'on les censure.
— Olivier Siou (@oliviersiou1) 14 juillet 2016
Reste que France 2 est loin d'être seul BFM et CNN ont également diffusé des images, qui sont déjà largement relayés un peu partout sur internet.
Dignité de la victime
Pourtant, une personne rappelle sur Twitter que la diffusion de telles images est punissable par la loi, en France –ce qui devrait donc protéger Wikileaks: une loi écrite dans le but de protéger les victimes. France Inter expliquait en avril dernier à l'occasion de procès que c'est une infraction introduite par la loi Guigou, en 2000:
«Il est interdit de diffuser, sans l'accord de l'intéressé, la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit portant gravement atteinte à la dignité de la victime.»
Cette loi, rappelait BuzzFeed en avril dernier, est régulièrement critiquée.
Mais la radio publique indique alors qu'au «cours des débats parlementaires, Élisabeth Guigou avait précisé que cette infraction ne pourrait s'appliquer qu'aux victimes vivantes. Pour les protéger en quelque sorte d'un deuxième traumatisme, en voyant diffuser les images de ce qu'elles avaient subi».
Contacté par Slate, Me Basile Ader, avocat au barreau de Paris nous renvoie vers la mention d'une reproduction «réalisée sans l'accord de cette dernière», qui nécessite effectivement le fait que la victime soit vivante pour que cet article puisse être appliqué.
«La diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, de la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit, lorsque cette reproduction porte gravement atteinte à la dignité d'une victime et qu'elle est réalisée sans l'accord de cette dernière, est punie de 15.000 euros d'amende.»
C'est ce qui explique notamment que les poursuites engagées contre une photographe «après la publication dans VSD de la photo d’un jeune homme tué lors des attentats du 13 novembre au Bataclan, ont échoué pour des raisons de procédure».
Le précédent Érignac
En revanche, soulignait alors France Inter, on peut engager une action civile.
«C'est une autre voie de recours, où le plaignant assigne directement la personne qui lui a porté préjudice.
La veuve du préfet Érignac avait ainsi fait condamner VSD et Paris Match, pour avoir publié la photo du corps de son mari. Il existe donc des recours, mais devant les juridictions civiles.»
Dans le cas du préfet Érignac, «la cour d’appel de Paris a considéré que la publication de cette photographie, au cours de la période de deuil des proches parents de Claude Érignac, constitue, dès lors qu’elle n’a pas reçu l’assentiment de ceux-ci, une profonde atteinte à leurs sentiments d’affliction, partant à l’intimité de leur vie privée», explique Nathalie Mallet-Poujol, chargée de recherche au CNRS ERCIM, dans la revue Legicom.
Par ailleurs, ces médias possèdent généralement une charte qui proscrit la diffusion de certaines images. Si France Télévisions ne court pas de grands risques sur le plan judiciaire, précise Me Basile Ader, pas sûr que le CSA n'apprécie beaucoup l'apparition de ces images sur la chaîne du service public. France Télévisions s'est en tout cas déjà excusé de leur diffusion.