Life

Jamais contentes: pourquoi nous nous plaignons sans cesse

Temps de lecture : 9 min

Crépuscule. Nous longions les rives du Lac Supérieur, dans le nord du Minnesota, conduits par celui qui allait devenir mon oncle par alliance. Une chaude brise entrait par la fenêtre de la voiture de location. Mon petit ami de longue date, qui venait juste de me demander en mariage, était assis devant moi, et ne cessait de se retourner pour me regarder d'un air béat. Nous allions chercher des gâteaux. Mais attention, pas n'importe lesquels: des tartes du mondialement célèbre Betty's Pies. La vie est plutôt belle en ce moment, pensais-je. Je n'ai vraiment aucune raison de me plaindre. C'est à ce moment précis que la panique s'est emparée de moi: Je n'ai aucune raison de me plaindre!

Cette lumineuse tranche de vie, libérée de toute négativité, m'a fait prendre conscience du temps que je passe à râler dans ma vie quotidienne. Pour être honnête, je dois avouer qu'environ 70% de ce qui sort de ma bouche sont des récriminations. C'est bon enfant, en général, mais pour autant accessoire, et parfois détestable pour les autres. Mes sujets de plainte habituels sont, entre autres: la tonne de boulot que j'ai sur les bras, la météo, ces p* de retards de trains, ces p* de trains bondés, ces p* de trains qui puent, mon mal-être existentiel.

Tout cela est plutôt pathétique quand on considère que j'ai beaucoup de chance, et que fondamentalement, je suis quelqu'un de raisonnablement heureux. Mais je n'ai pris la mesure de ma propension à me plaindre qu'une fois de retour, ma révélation du Minnesota derrière moi, aux petits soucis de ma vie de tous les jours. J'étais fort occupée à me tracasser au sujet de ma charge de travail, quand mon fiancé a tenté de me suggérer de déléguer davantage.

- Pourquoi n'en parles-tu pas à tes supérieurs?

- Parce qu'ils sont tout aussi débordés que moi!

- Tu te souviens de ton euphorie quand tu as obtenu ce boulot?

- Oui. Et alors?

- Hé bien, c'est un super travail.

- Mais je suis tellement stressée!

- Ho, t'es pas dompteuse de lions non plus. Rien ne justifie d'être stressée à ce point.

Et ça a continué sur ce ton. Au bout d'un moment, j'ai eu envie de lui taper dessus. Pourquoi ne se contentait-il pas de m'écouter me plaindre plutôt que de tenter de me remonter le moral tout en me faisant participer au processus? Je vous l'accorde, c'est un schéma comportemental qui correspond parfaitement au stéréotype homme-femme -on appelle ça la plainte expressive. Dans l'ouvrage Aversive Interpersonal Behaviors [les comportements interpersonnels dissuasifs], Robin M. Kowalski, professeur de psychologie à l'université de Clemson, note que «si les gens se plaignent souvent, ce n'est pas parce qu'ils s'attendent à ce que des changements se produisent, mais parce que se plaindre leur fait tout simplement du bien.» L'autre manière de se plaindre est appelée plainte instrumentale - quand les jérémiades ont un but, celui de déboucher sur des actes concrets.

Dans le cas des récriminations suscitées par ma surcharge de travail, me plaindre à haute voix n'a fait qu'aggraver mon mal. Je relâchais d'abord un peu la pression, avant de me laisser envahir par un grand découragement parce qu'une grande partie des suggestions d'amélioration que je recevais me semblait irréalisable. En outre, mes plaintes quasi-quotidiennes agaçaient franchement mon fiancé. C'est alors que j'ai envisagé d'arrêter tout net de me plaindre pour rien.

J'ai commencé par faire quelques recherches - quelqu'un avait-il déjà essayé d'arrêter de se plaindre? Will Bowen, pasteur de Kansas City, Missouri, dirige un mouvement baptisé A complaint Free World [Un monde sans grief]. Dans son projet, vous êtes censé porter un bracelet violet pendant 21 jours. Quand vous vous surprenez à «vous plaindre, cancaner ou critiquer», vous changez le bracelet de poignet et recommencez à zéro. Bowen, sur son site Internet, définit le fait de «se plaindre» de manière assez restrictive: il s'agit «d'exprimer une douleur, du chagrin ou de l'insatisfaction». Il indique également que quand les gens se plaignent, «ils évoquent et pensent à ce qui ne leur plaît pas dans leur vie, et, par là même, attirent davantage de douleur, de chagrin et d'insatisfaction.»

Les méthodes de Bowen me semblent douteuses d'un point de vue théorique à plusieurs niveaux. Tout d'abord, je crois fermement dans l'expression de la douleur, du chagrin ou de l'insatisfaction. Ce sont d'excellentes émotions humaines, ressenties même par la personne la plus éperdument positive. D'autre part, ce message, digne du Secret [best-seller de Rhonda Byrne sur les bienfaits magiques de la pensée positive], sur la tendance du comportement à «attirer davantage de douleur, de chagrin et d'insatisfaction», me choque. Il se trouve que des choses terribles arrivent sans raison à certaines personnes, quelle que soit «l'énergie» qu'elles émettent.

En fait, j'irai jusqu'à dire que toute mon énergie négative m'a valu un bon paquet de compagnons de virée. Mes amis sont hilarants et les rois de l'humour noir, et nos relations sont fondées sur «les plaintes, les cancans ou les critiques», les petites rancunes et les longues balades sur la plage. Je n'ai rien à dire aux gens dont le sourire semble incrusté à la face, et n'ai aucune envie de devenir l'un deux.

Et pourtant: mes plaintes perpétuelles sont de toute évidence problématiques, car elles ont fait de moi une interlocutrice assommante, et ne remplissent même plus leur fonction cathartique. J'ai donc décidé d'arrêter pendant un mois. Ma définition des plaintes sera quelque peu vague et évoluera en permanence, car se plaindre, c'est tellement, profondément subjectif. Où se situe la frontière entre récrimination légitime et jérémiade ? Pour l'instant, je suis incapable de répondre à cette question, mais en gros, je vais tenter d'arrêter totalement de me plaindre pour les petites choses, et cesser de me plaindre excessivement au sujet des plus grandes. Je demanderai à mes amis, ma famille et à mes collègues de me signaler quand je me plains sans m'en rendre compte.

Enfin, je suis curieuse de savoir si mon programme de sevrage aura une quelconque influence sur mon entourage. À en croire le récent article de Clive Thompson dans le New York Times Magazine au sujet de la contagion sociale, «les comportements positifs-comme arrêter de fumer, rester mince ou être heureux-passent d'un ami à l'autre presque comme une maladie contagieuse.» Ma chef, Hanna, va participer avec moi à cette expérience. Notre lieu de travail va-t-il se changer en maison du bonheur quand nos petites jérémiades ne seront plus qu'un souvenir? Rendez-vous la semaine prochaine pour le savoir.

Jessica Grose

***

Ici c'est la chef

Quand Jess m'a parlé de ce projet pour la première fois, d'instinct je l'ai pris de très haut. «Excellente idée», ai-je ricané, en imaginant que l'état de grâce durerait un jour ou deux et que je ne tarderais pas à retrouver son flux constant de messages caustiques. J'étais à ce moment-là en train de lire le dernier livre de Barbara Ehrenreich, Bright-Sided: How the Relentless Promotion of Positive Thinking Has Undermined America [le bon côté des choses, ou comment l'incessante promotion de la pensée positive a miné l'Amérique], qui est, fondamentalement, une cinglante critique de ce type de projet, justement. Grâce à Barbara Ehrenreich, je me sentais tout à fait dans mon bon droit et fière de mes jérémiades. Mais Jess a insisté, et au bout de deux semaines j'ai bien été obligée d'admettre que j'avais un problème.

Ce n'est pas simplement que j'aime me plaindre, ou que j'en ai besoin. En fait, très honnêtement, je ne sais pas qui je serais si je ne me plaignais pas. Les femmes de ma famille se plaignent depuis des générations. Parfois elles ont une raison parfaitement légitime - pogroms, génocide. Plus récemment, il s'agirait plutôt de rhumes ou de lessive qui fait des grumeaux. J'ai toujours pensé que pour être juif, il fallait se plaindre. Je me plains auprès de mon mari, mes amis, mes collègues. Je me plains en direct, au téléphone, par mail. Quand je suis au milieu d'autres mères, je dégotte celle qui se plaint de ses gosses et je m'attache à elle. Idem pour les étrangers dans le métro.

Quels sont mes griefs? Quelle importance! Tout est bon: les enfants, mes cheveux, FedEx, les romans, le New York Times, la météo. Récemment, c'était ma charge de travail. Mes conversations sur le sujet obéissent à peu près au schéma de celles de Jess et de son fiancé. Il y a quelques semaines, mon mari et moi avons livré une bataille ô combien classique de la guerre des sexes (reconnaissez la beauté du geste: je raconte cette histoire qui me pose comme une crétine.)

Je me plaignais du nombre d'activités extra-scolaires des enfants, qui allaient tout simplement anéantir ma vie. Mon mari David a alors obligeamment établi un programme hebdomadaire qu'il a affiché sur le frigo. J'ai failli le tuer. Franchement, cela a été notre dispute conjugale la plus spectaculaire à ce jour. Pourquoi étais-je furieuse contre lui? Il m'a fallu quelques jours pour m'en rendre compte. Parce qu'en aidant à régler le problème, il me privait de mon droit divin à me plaindre.

Et puis un jour-le "un jour" est incontournable dans ces projets d'auto-perfectionnement - j'ai entendu ma fille de huit ans parler à son petit frère. Il cherchait sa chaussure, qu'elle pouvait voir dépasser de dessous le lit. «C'est quoi ton problème?» lui asséna-t-elle. «T'es miro ou quoi? Même un bébé la trouverait.» Allez savoir pourquoi, cela m'a arrêtée net. J'étais partie pour la gronder de se montrer si méchante. Mais en fait, c'était tout à fait le genre de choses que j'aurais pu dire, exactement sur ce ton dédaigneux. J'ai compris à ce moment-là que toutes les leçons de morale, les moments ensemble, nos cœur-à-cœur, en étaient réduits à ça. Ce n'était pas un ensemble de règles d'or pour l'aider à vivre que je lui avais transmis, mais une sensibilité. Et cette sensibilité était ironique, sombre, négative, et un peu méchante.

Je me rends bien compte que ce n'est pas la même chose que ma tendance à me plaindre, mais tout se tient. En tout cas c'est ce que je crois, et c'est ce que ce projet va tenter de définir. Les gourous du bonheur ne cessent de vous répéter d'arrêter de vous concentrer sur les aspects négatifs de votre vie et de trouver des raisons d'être heureux et des éloges à faire. Tout cela reste très vague à mes yeux, et je vais approfondir mes lectures à mesure que ce projet avancera. Mais l'objectif est de préserver ma sensibilité critique et peut-être même une certaine ironie, tout en me défaisant de cette négativité et de ces sempiternelles récriminations. En d'autres termes, rester fondamentalement moi-même, mais me plaindre beaucoup moins. Ou me plaindre mieux, ou «consciemment», comme le dit Jess. Je ne cherche pas de transformation spectaculaire à la Elizabeth Gilbert [auteur de Mange, prie, aime]. Juste une existence quotidienne plus agréable.

Je n'ai jamais lu un livre d'amélioration personnelle de ma vie, sauf pour m'en moquer. Les Deepak Chopra et Marianne Williamson du monde, qui sont convaincus que l'énergie négative vous donne le cancer, sont purement et simplement insultants et souvent criminels. Une de mes plus proches amies est professeur de yoga, et elle est incroyablement intelligente. Parfois, je fais semblant de croire une partie de la philosophie orientale qu'elle débite, mais au fond de mon cœur, tout cela n'a pas de sens. Une autre de mes connaissances, un genre de gourou du bonheur, est également très intelligente. Ce week-end j'ai essayé de lire tout son site Internet. Honnêtement, tout ce bonheur en boîte n'a réussi qu'à me déprimer.

Mais je ne laisserai pas tomber. Je me suis officiellement engagée à être le sujet numéro 1 de l'expérience de contagion sociale de Jess. L'objectif n'est pas de venir à bout de la prétendue épidémie de déprime des femmes, car le bonheur est un terme dont la signification est changeante, et qui est en grande partie dépourvu de sens. Mais nous allons tenter d'entamer des démarches concrètes et pratiques pour atteindre un état de «récrimination consciente.»

Nous allons procéder en douceur, en nous contentant pour commencer de recenser nos efforts pour moins nous plaindre sur une semaine. Ce faisant, nous jetterons un œil aux nouvelles sciences du bonheur, qui essaient d'isoler les éléments de notre bien-être que nous pouvons contrôler, et les autres. Chaque semaine nous essaierons quelque chose de nouveau, que nous annoncerons à l'avance.

Nous jetterons un œil aux nouveaux gourous universitaires, par exemple, comme le professeur de l'UC Riverside Sonja Lyubomirsky, auteur de Comment être heureux...et le rester. Nous essaierons aussi la nouvelle application pour iPhone qu'elle a créée, Live Happy.

La première semaine, nous tenterons de définir la différence entre plainte utile et inutile. Ne pouvons-nous nous plaindre qu'au sujet de choses que nous aimerions voir changer ? Vaut-il la peine de se plaindre si cela permet de créer un vrai lien avec quelqu'un ? Si vous avez d'autres suggestions intéressantes, contactez-nous. Et rejoignez-nous sur la page Facebook de DoubleX, où vous pourrez nous dire quelles sont les plaintes que, d'après vous, nous devrions continuer à émettre. Prêtez le Serment des Jérémiades Conscientes, racontez-nous votre expérience, et essayez de vous rendre moins désagréable pour votre entourage.

Hanna Rosin

Image de une: CC Flickr moriza

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