Le fléau du terrorisme islamiste, sujet de BD? Bien sûr, on sait que la bande dessinée ne se refuse plus aucun sujet, y compris les plus difficiles, mais tout de même, peut-on traiter en «petits Mickeys» des événements comme l’attaque de Nice du 14 juillet, celles dans Paris en novembre dernier ou les autres horreurs commise par Daech? Inspirés par une actualité tristement foisonnante, de nombreux auteurs de BD n’hésitent pas à se lancer sur ce terrain difficile, dans des registres allant du réalisme quasi documentaire à la fiction la plus échevelée. Confrontés à l’impossibilité d’expliquer l’incompréhensible –comment on peut en arriver à commettre, au nom de Dieu, un attentat suicide contre une foule d’innocents–, ils choisissent souvent de «tourner autour» du phénomène: ce n’est pas le tueur qui est au cœur du récit, mais plutôt son entourage ou ses victimes.
La préparation minutieuse d’un attentat suicide en plein Paris. Objectif visé: un marché bondé de la capitale. En charge de l’opération: trois femmes musulmanes fanatisées prêtes à mourir pour leur foi. Ce scénario glaçant, et à bien des égards prémonitoires, c’est ce qu’ont pu découvrir les lecteurs de Léna et les trois femmes, écrit par Pierre Christin et dessiné par André Juillard, à sa sortie en 2009. L’organisation de l’attaque, les planques, le matériel, mais aussi et surtout le recrutement des kamikazes, leur endoctrinement méthodique, donnent à cet album déjà très remarqué lors de sa parution un retentissement tout particulier à la lumière des attaques contre Charlie Hebdo, le Bataclan, etc. Pionnier en quelque sorte du genre, Pierre Christin note –sans s’en réjouir– qu’il a «correctement anticipé l’importation du terrorisme dans les grandes villes, et notamment à Paris», ou le rôle croissant des femmes dans les attentats. Même si ce ne fut pas le cas dans les attaques de Paris, souligne-t-il, «de nombreuses femmes se sont fait exploser» dans des marchés ou des bazars au Proche-Orient.

L’intérêt de Christin pour la question remonte loin: dès 1979, le célèbre album Les phalanges de l’Ordre noir signé avec Bilal mettait en scène la violence politique au service d’une cause, avec l’affrontement sanglant, longtemps après la fin de la guerre d’Espagne, entre anciens fascistes et rescapés des Brigades internationales. Pour l'auteur, il s’agissait alors de dénoncer le fait «qu’une partie de la gauche apportait une certaine caution à des pratiques de terrorisme aveugle». Le scénariste y voyait une «confusion mentale» qu’il retrouve désormais dans les questions touchant au terrorisme islamiste.
Pour les auteurs qui abordent aujourd’hui ce domaine, la motivation part souvent de l’incompréhension radicale ressentie face aux actes terroristes. «Il faut comprendre pourquoi on en arrive là», explique Laurent Galandon, scénariste de L’Appel. Essayer de comprendre, ajoute-t-il aussitôt, «ça ne retire rien à l’horreur des actes, mais on ne combat le mal que quand on le comprend».
De fait, l’incompréhension est au cœur de L’Appel: celle d’une mère d’une famille de banlieue, en France, qui voit son fils adolescent partir en Syrie faire le djihad. Totalement déboussolée, cette femme plonge dans les relations de son fils dans la cité où ils vivent et dans la mémoire de son ordinateur pour reconstituer l’engrenage, les chocs personnels et les manipulations qui ont fait basculer le jeune homme. A l’origine de cet album bouleversant qui sort cet automne, raconte Laurent Galandon, «le témoignage désespéré entendu à la radio d’une mère ayant vu son fils partir sans avoir rien deviné. Je me suis demandé comment on peut ainsi passer à côté de choses» aussi importantes. L’auteur a également choisi de faire de son personnage un Français «de souche» pour montrer que «les recruteurs peuvent prendre dans leurs filets tous les jeunes en situation de faiblesse, et pas seulement ceux d’origine musulmane, africaine ou maghrébine».
Le terroriste n'est pas toujours le sujet
Autre album dominé par l’irruption dévastatrice de l’engagement terroriste dans l’entourage immédiat d’un personnage ordinaire : L’Attentat, BD écrite par Loïc Dauvillier et dessinée par Glen Chapron, tirée du roman éponyme de Yasmina Khadra. Amine Jaafari, chirurgien hors pair, mène une vie privilégiée à Tel Aviv, en tant qu’Arabe naturalisé Israélien, jusqu’au jour où son épouse se fait exploser dans un restaurant de la ville. Amine se lance, lui aussi, dans une vaste quête/enquête pour tenter de comprendre comment sa femme a pu commettre un tel geste au nom d’une cause palestinienne qui lui semblait pourtant distante.
Dans cette BD fascinante, la terroriste est encore plus lointaine que dans la précédente puisqu’on ne la voit jamais. Le vrai sujet de ce récit, explique Loïc Dauvillier, «c’est la quête de l’identité de l’autre», celle du mari qui réalise brusquement qu’il ne connaissait absolument pas la femme avec laquelle il vivait depuis des années. Cette incompréhension persistante d’Amine (le livre ne fournit pas de réponse) est un miroir de celle plus générale suscitée par le phénomène du terrorisme: «Comment peut-on comprendre ces attentats, ces massacres?, se demande le scénariste. Si on avait trouvé les réponses, on ne continuerait pas à poser la question…»

Autre évocation du terrorisme comme un phénomène refermé sur lui-même, que l’on est condamné à regarder de l’extérieur sans pouvoir en pénétrer les rouages intimes: le très étonnant reportage graphique Kobané calling, réalisé par l’auteur italien Zerocalcare. Dans la première partie de ce récit, dont la parution est programmée pour début septembre, le dessinateur se rend en Turquie, à la frontière avec la Syrie, et observe par dessus les barbelés la ville de Kobané, enclave kurde tombée dans les mains de Daech. Les horreurs vécues par cette ville martyre se devinent de loin, à travers les bruits de bombardements, les récits de réfugiés et de militants.
Dans la deuxième partie de cette BD de près de 270 pages, Zerocalcare réussit enfin à se rendre à Kobané à l’occasion d’un nouveau voyage, la ville ayant entre temps été libérée par les partisans kurdes. L’auteur âgé de 33 ans, star de la culture alternative italienne, utilise un ton inimitable pour évoquer la folie meurtrière de l’organisation Etat islamique et les combats des Kurdes pour survivre: pratiquant l’autodérision à dose massive, il se campe en ado attardé issu d’un quartier populaire de Rome confronté à une horreur avec laquelle il ne trouve pas d’autre parallèle que celle des jeux vidéo ultraviolents qu’il affectionne.
Dans un style très différent, mentionnons un autre album exceptionnel, qui traite du terrorisme intégralement du point de vue de la victime: La Légèreté, dans lequel Catherine Meurisse, dessinatrice rescapée du massacre de Charlie Hebdo, décrit le choc dévastateur de cet événement et sa reconstruction progressive durant l’année qui a suivi.
«Le danger de faire du reportage»
Pour traiter du terrorisme islamiste, la question des sources et de la documentation se pose de façon aigüe. Les auteurs procèdent en général à des recherches méticuleuses, assorties de précautions pour préserver leur liberté de création –sauf bien sûr pour ceux d’albums comme Kobané calling ou La Légèreté qui ne doivent rien, malheureusement, à la fiction. «J’ai rassemblé une base documentaire solide, essentiellement du matériel écrit (journaux, livres) ainsi que des vidéos», explique Laurent Galandon, qui n’a pas voulu, en revanche, enquêter directement auprès de gens concernés par un départ de proche pour le djihad, comme dans L’Appel. «Quand je recueille des témoignages, je me sens obligé de les traduire dans mon récit et ça me bloque. Je veux conserver une liberté totale de création de mes personnages et de narration», explique-t-il.
Loïc Dauvillier et son dessinateur ont voulu être «hyper précis sur le territoire décrit» dans L’Attentat. Pour représenter l’intérieur de la mosquée de Bethléem, pour lequel il n’existe pas de photos «touristiques», ils ont passé «des heures et des heures à visionner des vidéos fondamentalistes: en observant les fenêtres extérieures, on peut obtenir des vues de l’intérieur!». Pour Léna et les trois femmes, Pierre Christin s’est appuyé sur les dossiers qu’il accumule depuis des années et a aussi «beaucoup voyagé, en Syrie, en Egypte, en Europe de l’Est», de façon à avoir «une approche réaliste reposant sur de l’enquête».

Pour la série des cinq albums de Ghost Money, les deux auteurs se sont répartis les rôles. «J’ai travaillé essentiellement à partir de la presse anglo-saxonne, afin de rédiger un synopsis assez complet de l’intrigue», explique Thierry Smolderen, scénariste de cette passionnante fresque de (légère) anticipation qui imagine, vers la fin des années 2020, un ensemble complexe de complots et contre-complots tournant autour du contrôle des milliards de dollars censés avoir été gagnés par al-Qaida grâce à des spéculations massives à Wall Street à la veille des attentats du 11 septembre 2001. Le dessinateur Dominique Bertail a ensuite effectué des repérages approfondis dans les divers lieux où se déroule l’histoire: Dubaï, Beyrouth, Shanghai, Arménie et Haut-Karabagh… A la suite de ces voyages, «j’ai refondu le scénario en fonction de ce qu’il avait trouvé d’intéressant, des idées qu’il m’a apportées auxquelles je n’aurais jamais pensé!», poursuit le scénariste, qui n’a pas voulu pour autant accompagner son dessinateur dans ses voyages: «Y aller, ce serait courir le danger de faire du reportage, la marge de liberté pour inventer est beaucoup moins grande quand on est trop confronté à la réalité. Là, nous avons fait des allers-retours entre mon imagination sans contrainte et le matériel que Dominique rapportait de ses repérages.»
Réalisme et fiction
Cette dualité documentation/imagination renvoie à la dichotomie entre les approches du terrorisme qui privilégient le réalisme et celles qui jouent essentiellement sur la fiction. Des albums comme Léna et les trois femmes, L’Attentat ou L’Appel s’inscrivent dans une veine totalement réaliste: on ne serait nullement surpris de trouver dans L’Appel une mention «Inspiré de faits réels – Seuls les noms ont été changés». Solidement documentées, ces BD livrent des histoires parfaitement plausibles, même si la fiction, la liberté de création et le plaisir de la lecture sont revendiqués par leurs auteurs.
D’autres font des choix différents et traitent du sujet en y introduisant beaucoup plus de fantaisie. Les deux derniers albums de la célèbre série Largo Winch, Chassé-croisé et 20 secondes, livrent sous la plume du scénariste star Jean Van Hamme une ébouriffante histoire de manipulations dans des manipulations: un groupe djihadiste veut assassiner le milliardaire Largo Winch, mais la jeune musulmane chargée du meurtre travaille pour la CIA, le chef de sa secte est traître à la cause, le patron de la CIA londonienne est au service d’un oligarque russe, etc. Résultat: un thriller mené de main de maître mais qui privilégie le pur divertissement.
Divertissement également, bien sûr, Ghost Money ambitionne aussi de parler du monde réel. Avec ce récit d’anticipation où s’affrontent officines secrètes américaines, pays d’Asie centrale et groupes moyen-orientaux en un complexe jeu géopolitique, «nous déréalisons la réalité, mais en la rendant plus facile à examiner avec un prisme ludique», explique Thierry Smolderen. La fiction, selon lui, «peut faire un portrait plus ample de la façon dont la vérité se cache, est insaisissable, dans le monde d’aujourd’hui».
«Des passerelles entre libraire et lecteur, enseignant et élèves»
Quelle que soit l’approche retenue, chacun de ces albums, à sa manière, apporte des éléments d’information, de réflexion sur le phénomène du terrorisme islamiste, contribue à nourrir les efforts de compréhension. Une ambition nourrie expressément par certains auteurs: «J’aime imaginer que mes histoires puissent être des passerelles entre libraire et lecteur, enseignant et élèves», confie Laurent Galandon, qui espère que L’Appel pourra «générer un dialogue dans des familles».
L’évolution continuelle du phénomène terroriste, la multitude des formes qu’il adopte fait en tout cas que le sujet n’est pas près de cesser d’inspirer les scénaristes, toujours surpris par des développements qu’ils n’avaient pas prévus. Durant les huit années qu’a exigées la réalisation de la série Ghost Money, «nous n’avons pas du tout anticipé le développement énorme qu’a été l’apparition de l’Etat islamique et son impact sur certains milieux en France», reconnaît Thierry Smolderen.
De son côté, Pierre Christin souligne n’avoir «pas du tout vu venir cette espèce de surchauffe généralisée avec ce réseau terroriste franco-belge et le pourtour méditerranéen à feu et à sang». De quoi le faire réfléchir à une troisième histoire de Léna (l’album Les trois femmes avait été précédé en 2006 par Le long voyage de Léna, qui abordait déjà la question du terrorisme). Le scénariste nous révèle qu’il vient de proposer à son partenaire André Juillard de réaliser un nouvel album. Le projet est encore à un stade préliminaire mais il pourrait porter sur la problématique suivante: «Les démocraties occidentales, la France en particulier, sont très dépourvues face à un ennemi insaisissable, petit, pauvre, branleur, mais qui réussit ses coups et fait de vrais massacres avec de petits moyens, explique Pierre Christin. La défense anti-attentats n’en est qu’à ses balbutiements. Le prochain Léna devrait traiter de la possible contre-attaque.»
Les albums cités dans cet article
Léna et les trois femmes, scénario Pierre Christin, dessin André Juillard, Dargaud, 14,99 euros.
L’appel, scénario Laurent Galandon, dessin Dominique Mermoux, Glénat, 17,50 euros, à paraître à l’automne.
L’attentat, scénario Loïc Dauvillier, dessin Glen Chapron, Glénat, 25,50 euros.
Kobané calling, scénario et dessin Zerocalcare, Editions Cambourakis, 24 euros, à paraître le 7 septembre.
La légèreté, scénario et dessin Catherine Meurisse, Dargaud, 19,99 euros.
Ghost Money, cinq tomes, scénario Thierry Smolderen, dessin Dominique Bertail, Dargaud, 13,99 ou 14,99 euros le volume.
Largo Winch, Chassé-croisé et 20 secondes, scénario Jean Van Hamme, dessin Philippe Francq, Dupuis, 13,95 euros le volume.
Quelques albums récents traitant également du terrorisme ou du contexte géopolitique du Moyen-Orient:
Mission Osirak, deux tomes, scénario Jean-Claude Bartoll, dessin Ramon Rosanas et Luc Brahy, Dargaud, 13,99 euros le volume.
Bagdad Inc, scénario Stephen Desberg, dessin Thomas Legrain, Lombard, 14,99 euros.
Shahidas, deux tomes, scénario Laurent Galandon, dessin Frédéric Volante, Grand Angle, 13,90 euros le volume.