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Et maintenant, on quitte Snapchat?

Temps de lecture : 5 min

L’application renonce à l'instantanéité et son audience vieillit. Avec le risque de perdre tout intérêt.

Montage Slate.fr
Montage Slate.fr

Quand on me demande d'expliquer ce qu'est Snapchat, deux mots me viennent à l’esprit: instantané et éphémère. «Instantané» parce que Snapchat ne vous permet pas de poster des images que vous avez déjà enregistrées dans votre téléphone. Il faut poster sur le vif, en quasi-direct. Et «éphémère» parce que ce que vous envoyez à vos amis s’efface automatiquement après visionnage et ce que vous postez publiquement disparaît au bout de 24 heures.

Ces deux éléments permettent à Snapchat de favoriser la spontanéité chez ses jeunes utilisateurs, qui se prennent moins au sérieux et osent se tourner en dérision, et de raconter la vie des gens au plus près de leur quotidien. L’espace intime et fugace qui s’est instauré permettaient à l’application de grignoter peu à peu ses concurrents Facebook, Instagram ou encore Twitter où le but et de se livrer le plus possible.

Seulement voilà, tout ce qui faisait l’essence de Snapchat est en train de s’effondrer sous nos yeux. Le 6 juillet, l’entreprise annonce sur son blog le lancement de Memories, une fonctionnalité qui permet de «sauver des Snaps et des Stories sur Snapchat».


Snapchat veut que vous passiez du temps chez eux

En gros, la linéarité temporelle qui faisait le succès de Snapchat pourrait voler en éclats. Vous pourrez désormais sauvegarder vos snaps dans l’application et les envoyer de nouveau ensuite. Plus grave encore, les vidéos et photos que vous possédez déjà dans votre appareil photo pourront être postées dans vos stories. Les snaps sauvegardés sont disponibles à souhait, classés par date, lieux ou même mots-clefs, et pourront être modifiés et édités avant d’être republiés. Snapchat, qui oubliait vite vos excès du samedi soir, s’est donc doté d’une mémoire consultable à souhait.

Pour l’entreprise, ce virage est une excellente nouvelle. Les gens passent du temps à vouloir enregistrer des snaps pour les publier sur les autres réseaux sociaux (le mème «choqué et déçu» est parti d'un snap publié sur Twitter). «Que ce soit ou non l’intention de l’entreprise, explique le journaliste Alex Kantrowitz sur le site Buzzfeed, Memories va permettre aux utilisateurs de Snapchat de faire avec leurs snaps ce qu’ils font avec leurs autres documents, par exemple: sauvegarder, organiser, modifier et republier.»

Personne ne montre sa vie réelle en ligne, mais Snapchat se rapprochait le plus d’un semblant de réalité. Il s'agissait de fragments de vie (presque) bruts

Cette nouvelle fonctionnalité est faite pour pousser les gens à rester encore plus longtemps sur Snapchat pour organiser leur «Memories», et donc moins sur les réseaux concurrents.

Adieu snaps pixellisés, adieu snaps spontanés

Et pour les utilisateurs du premier jour, ce nouveau virage de l’application pourrait ressembler au début de la fin de cette époque insouciante qu’ils aimaient tant. Jusqu’à aujourd’hui, les nouveautés successives et incessantes ont plutôt bien trouvé leur place (les stories en tête, les filtres pour le visage, les chaînes Discover des médias…) car ils enrichissaient l’expérience utilisateur, et ce même si cela brouillait les pistes sur ce qu'est fondamentalement l'application.

Mais Memories met fin au côté «pixellisé» et sans filtre de Snapchat, qui lui permettait jusque-là de se distinguer des autres réseaux sociaux. Personne ne montre sa vie réelle en ligne, mais Snapchat se rapprochait le plus d’un semblant de réalité. Il s'agissait de fragments de vie (presque) bruts, chose de plus en plus rare sur internet. On captait l’instant, sans montage, avec des images drôles mais de mauvaise qualité et un son souvent médiocre, en sachant que tout aura disparu le lendemain. On parlait directement à la caméra comme on parle à ses amis dans la rue ou depuis son lit.

Désormais, les utilisateurs auront un vrai contrôle sur ce qu’ils veulent montrer. Nous allons voir de plus en plus de stories retravaillées, filtrées, coupées… Et de moins en moins de spontanéité. Une question se pose alors: pourquoi continuer à poster sur Snapchat alors qu'il y a déjà Instagram? Cette question est d'autant plus importante que les gens partagent de moins en moins sur Facebook et Instagram. Memories balaye toutes les fondations de l'application et la rapproche dangereusement de ce que l'on connaît déjà. Les seuls gagnants pourraient être les adultes, à savoir les plus de 25 ans, car la démographie des utilisateurs de Snapchat est en train d’évoluer.

Les adultes débarquent

L’application était devenue un refuge pour des ados qui n’en pouvaient plus de voir leurs parents les ajouter en ami sur Facebook et cherchaient un refuge où l’on ne pouvait pas les trouver. Dès sa construction, Snapchat était fait pour perturber les parents, qui sont souvent perdus sur l’application. C’est ce qui a poussé Will Oremus, journaliste chez Slate, à noter que l’application divisait les utilisateurs d’internet en deux. D’un côté, des jeunes qui s’en sont largement emparés (plus des deux tiers des 18-24 ans l’utilisent aux Etats-Unis, selon Comscore) et de l’autre des adultes qui ne comprennent pas son fonctionnement.

«Avec Snapchat, écrit-il, à peu près toute personne de plus de 25 ans se sent vieille –ce qui marche aussi chez des gens qui ne s'étaient pas sentis particulièrement vieux auparavant.»

Sauf qu’il y a quelques jours à peine au début du mois de juillet, on apprenait que les adultes avaient décidé coûte que coûte de s’y mettre. Le site CNN explique ainsi que «près de 38% des Américains qui utilisent un téléphone portable et qui ont entre 25 et 34 ans ont utilisé Snapchat au moins une fois en mai, un chiffre qui était à 19% en décembre 2014.»

On voit ici la collision de deux mondes qui s'opposent, celui des ados qui veulent livrer leur intimité et celui des adultes à qui il faut tout cacher

Le public d’utilisateurs de plus de 35 ans est passé de 9 à 14%. Memories permet à Snapchat de se rapprocher de réseaux sociaux que les plus de 25 ans connaissent. Comme sur Instagram, les adultes pourront se passer de la chronologie de Snapchat et produire plus facilement du contenu qu'ils contrôlent et donc qui les rassurent. De plus, classer ses snaps comme des souvenirs va favoriser leur partage au sein de sa famille, que l'on évitait jusque-là. C'est exactement ce que montre la publicité de lancement: Snapchat passe d'application intime à application familiale.

Le symptôme de ce décalage entre l’ancien et le nouveau Snapchat est symbolisé par la fonction «My Eyes Only», ou «pour mes yeux seulement» en français, ajoutée avec Memories. S'ils souhaitent montrer des «Memories» à leurs proches, les utilisateurs pourront verrouiller les snaps les plus «sensibles». On voit ici la collision de deux mondes qui s'opposent, celui des ados qui veulent livrer leur intimité et celui des adultes à qui il faut tout cacher.

Bien sûr, les adolescents seront toujours au cœur de l'application, mais qui sait s’ils ne finiront pas par se lasser en voyant que leur oncle ou leur tante regardent leurs stories? Le tout sera de s’affirmer comme produit mainstream (et rentable) sans faire fuir ceux qui lui ont permis de réussir. Facebook y arrive bien, pas Twitter. Snapchat devra donc faire attention à ses prochains choix stratégiques, s’il ne veut pas qu’on l'efface de notre mémoire.

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