L’équipe de France de football peut-elle dominer celle d’Allemagne qui, au regard de l’histoire, sur une perspective d’un demi-siècle, lui a toujours fait poser un genou à terre? S’il n’est pas permis de douter du talent et des possibilités des Bleus de Didier Deschamps au seuil de la demi-finale de l’Euro, il est inévitable de considérer le fait que la Mannschaft de Joachim Löw est d’abord championne du monde en titre et qu’elle bénéficie ensuite, en quelque sorte, d’un «invisible» effet de levier tiré du poids du passé.
En effet, la France n’a plus dominé l’Allemagne dans une compétition officielle depuis 1958. Et parmi les trois défaites enregistrées depuis 58 ans (ce n’est pas non plus une litanie d’échecs), une a fait plus mal que les deux autres, celle de Séville, lors de la Coupe du monde en 1982, restant un marqueur absolu, comme la cicatrice laissée par un grave accident de l’histoire du sport, comme le stigmate de l’injustice absolue.
Héroïques, mais vaincus
Voilà quelques semaines, à l’occasion du 40e anniversaire de la finale de ce qui s’appelait alors la Coupe d’Europe des clubs champions, devenue Ligue des Champions, entre le Bayern de Munich et l’AS Saint-Etienne, les médias français avaient déjà réveillé cet autre cauchemar franco-allemand: ce match perdu par les Stéphanois contre les Bavarois et, soi-disant, le cours du jeu. Le sort, funeste, avait été encore convoqué dans ce tribunal de l’histoire par le biais des fameux poteaux carrés de Glasgow sans lesquels les joueurs venus du chaudron de Geoffroy-Guichard auraient hypothétiquement marqué. La France si malheureuse, l’Allemagne si efficace… L’équipe de France et Saint-Etienne, héroïques, mais vaincus. Les Allemands, calculateurs, mais vainqueurs…
Même s’ils se protègent de l’environnement extérieur, il est vraisemblable que les joueurs de l’actuelle équipe de France n’auront pas pu éviter de se retrouver confrontés à cette sinistre évocation du passé ressassée presque sadiquement. Mardi 5 juillet, la chaîne L’Equipe 21 a ainsi rediffusé en soirée le match de Séville pendant lequel les troupes de Michel Platini avaient mené 3-1 avant d’être rattrapés au score puis terrassés lors de l’épreuve des tirs au but, où ils avaient vu s’envoler toutes leurs illusions après quelques dents égarées sur le terrain par Patrick Battiston.
Il en est resté une idée, reçue ou non: les Allemands ont une force mentale supérieure qui leur permet de s’imposer aux dépens d’équipes plus brillantes comme notamment celles des Bleus en 1982 ou en 1986. En filigrane se dessine aussi le portrait d’une France qui s’identifierait peut-être presque davantage à une défaite aussi inoubliable que celle-là qu’à un succès aussi éclatant que celui de la Coupe du monde 1998.
Au cours de son histoire, le sport français a été le vivier de nombreux grands champions ayant su résister à toutes les formes d’ondes négatives dans des contextes émotionnels parfois imposants: Bernard Hinault, Renaud Lavillenie, Laure Manaudou, Yannick Noah, Tony Parker, Michel Platini, Marie-José Pérec, Teddy Riner, Alain Prost, Zinedine Zidane ont été, parmi d’autres, des monuments de talent et de solidité dans leurs domaines respectifs. Les triomphes de l’équipe de France de football, lors de l’Euro 1984 et à l’occasion de la Coupe du monde 1998, ont démonté, de façon éclatante, à quel point il était possible de mettre tout le monde d’accord malgré l’ampleur des attentes nationales. Mais il demeure cette impression qu’il s’agirait davantage d’exceptions «exceptionnelles» au cœur d’un sport français qui, mentalement et de façon générale, n’offrirait pas toujours les meilleures garanties. Pourquoi aucun Français n’a plus gagné le tournoi de Roland-Garros depuis 1983? Le cyclisme français, parfois tancé dans le passé par Bernard Hinault au sujet de son manque de combativité ou d’envie, est-il condamné à ne plus voir l’un des siens boucler le Tour de France avec un maillot jaune sur le dos? Ces questions reviennent chaque année comme un marronnier journalistique…
«Le plaisir du travail bien fait plutôt que celui des sensations»
En France, où l’esthétisme est si important dans la manière d’apprécier les faits, la performance est souvent liée à une forme de jouissance sans laquelle l’expérience sportive ne vaudrait pas la peine d’être vécue. «Se faire plaisir», expression galvaudée à force d’être entendue comme un cliché dans la bouche de sportifs tricolores à la recherche d’une échappatoire face à la pression de l’événement. «En Allemagne, où j’ai longtemps vécu, on insiste davantage sur le plaisir du travail bien fait plutôt que sur celui des sensations, qui n’est pour ainsi dire jamais évoqué, souligne Makis Chamalidis, psychologue français du sport qui intervient auprès de nombreux champions. Outre-Rhin, il s’agit d’aller coûte que coûte au bout de son effort, quel que soit le score notamment. L’Allemagne est menée 3-1 par la France en 1982? Pas question de ne pas continuer à faire le travail en s’appuyant sur les schémas établis! L’Allemagne a pris ses distances 3-0 avec le Brésil en demi-finales de la Coupe du monde 2014? Aucune envie de se relâcher jusqu’à un 7-1 final. La France, en menant 3-0 contre le Brésil, aurait-elle continué à pousser de la sorte? Je n’en suis pas certain.»
En France, le pragmatisme n’est pas non plus toujours suffisant. L’insatisfaction point très vite. Les hommes de Didier Deschamps ont eu beau se qualifier dès le deuxième match de leur phase de poule, n’encaisser qu’un seul but lors de leurs trois premières rencontres et être percutants dans les moments décisifs, leur manière de jouer a fait débat alors que tous les objectifs avaient été atteints. «C’est culturel, tranche Patrick Grosperrin, autre préparateur mental français, qui a notamment accompagné Jean Galfione et Jean-Luc Crétier jusqu’à leurs titres olympiques de 1996 et 1998, respectivement à la perche et en descente. Notre système éducatif, qui déteint sur notre état d’esprit, s’appuie sur la pédagogie par la faute, qui est une catastrophe absolue. On veut développer de la connaissance chez les élèves plutôt que de vouloir faire grandir des individus. La plupart de nos problèmes de société sont dus à cela. Avec une démarche inverse, j’ai fait de sportifs doués, mais déprimés, des champions olympiques ou mondiaux. Nous attaquons de mauvaises causes, donc ça ne progresse pas autant que ça devrait: tennis, ski, golf, football en club.»
Cette peur de mal faire, trop envahissante dans une marche vers l’avant, est également soulignée par Makis Chamalidis. «En France, le sentiment dominant est celui de ne pas avoir le droit à l’erreur sous peine d’être jugé aussitôt, précise-t-il. Dans la tradition anglo-saxonne, ne pas faire d’erreurs est plutôt inconcevable sur le chemin d’une progression. Le message est plutôt à l’envers: en faisant des erreurs, tu avanceras!»
Même si le sport français s’est ouvert de plus en plus à la préparation mentale au fil du temps, il aurait plutôt tendance à s’aventurer sur ce terrain à pas mesurés. Souvent, ce rôle repose principalement sur la qualité de managers omnipotents comme Claude Onesta, Yannick Noah ou Didier Deschamps, capables de tout gérer à la fois, notamment en raison de leur charisme ou de leur passé de champion. «La plupart des fédérations utilisent des préparateurs mentaux, mais ce ne sont pas toujours les meilleurs, estime Patrick Grosperrin. Comme si on recrutait des coaches débutants, mais diplômés, plutôt que ceux qui ont gagné des titres. Et d’autre part, on aborde l’aspect mental par le petit bout de la lorgnette: uniquement la gestion du stress et pas "le cerveau au cœur de tout ce qui se passe". Il y a de très bons spécialistes, mais nous sommes trop souvent vus comme des gêneurs, voire des imposteurs.»
En Allemagne, Joachim Löw travaille en toute clarté avec Hans-Dieter Hermann, préparateur mental officiel de la Mannschaft depuis 2004. Le choix est articulé et assumé depuis longtemps avec un esprit toujours tourné vers l’idée directrice d’être positivement ensemble. Quelle est la stratégie de Didier Deschamps en la matière et de quelles aides bénéficie-il sur ce point? C’est plus difficile à définir à ce stade. Le verdict de ce France-Allemagne se trouve peut-être au cœur de cette question…