Si Usbek et Rica, les deux Persans de Montesquieu, revenaient en France pour y observer les mœurs politiques d’aujourd’hui, ils trouveraient matière à s’étonner au spectacle des ténors politiques vouant aux gémonies l’actuel Premier ministre deux jours après les hommages rendus à Michel Rocard, l’un de ses prédécesseurs à Matignon et qui fut par ailleurs le mentor du premier en politique.
Ces Persans peu rompus à l’art du politique dans les démocraties modernes n’auraient pas manqué de relever la différence de traitement faite aux deux hommes politiques à propos de l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, qui donne au chef du gouvernement le pouvoir de faire passer des lois en s’affranchissant de tout débat parlementaire. Un débat que les deux personnages auraient bien sûr commenté avec candeur pour mieux relever la dimension satirique du propos. Usbek et Rica, dans leur grande sagesse, se seraient forcément plongés dans le texte fondateur de la Cinquième République, et quelle n’aurait pas été leur surprise en découvrant que le fameux article y figure en toutes lettres… Un texte garant d’une démocratie à la française n’aurait-il plus la même valeur à un quart de siècle d’intervalle?
S’agissant de Michel Rocard, aussi bien ses adversaires à droite que ses amis à gauche, qui lui manquèrent si souvent durant sa carrière, n’ont pas tari d’éloges à son décès sur sa sincérité en politique, son parler vrai si précieux et son respect de la démocratie, qu’il a modernisée en creusant le sillon d’une «utopie concrète». Que de lauriers pour ce Premier ministre de la Cinquième République qui, pourtant, en trois ans seulement, eut le plus recours à l’article incriminé de la Constitution! Pas moins de vingt-huit fois… contre cinq fois pour Manuel Valls, y compris le retour à l’Assemblée nationale de la loi Travail après son passage au Sénat. Personne, pourtant, ne douta jamais de l’engagement au service de la démocratie.
Et pourtant, juste après avoir encensé Michel Rocard à sa disparition, l’opposition de droite et la gauche d’opposition vilipendent aujourd’hui Manuel Valls, accusé de se transformer en fossoyeur de cette démocratie en utilisant ce même 49-3. La mort inspire une déférence que le jeu politique ignore.
Illustres prédécesseurs
La droite fut moins tatillonne lorsqu’elle se rangea derrière Jacques Chirac pour reprendre l’Élysée, lui qui avait utilisé huit fois ce même article réputé antidémocratique lorsqu’il était à Matignon. Autant que Raymond Barre avant lui, qui n’avait pas non plus déclenché de levée de boucliers à droite. Quant à la gauche, outre Michel Rocard, aurait-elle oublié qu’une autre figure tutélaire, celle de Pierre Mauroy, y avait recouru sept fois, avant que Laurent Fabius, lui succédant à Matignon, l’active à son tour à quatre reprises…?
Sans 49-3, Michel Rocard n’aurait pu engager les réformes qui aujourd’hui sont portées à son crédit
Les déclarations d’Eric Woerth, du parti Les Républicains, accusant le Premier ministre de «fuite en avant» et lui reprochant, en «interdisant le débat au Parlement», d’entretenir «la colère et la violence qui prennent possession de la rue», procèdent d’une posture dont nombre de Français sont las. Et les propos de Christian Jacob, à la tête du groupe du même parti à l’Assemblée, reprochant au gouvernement d’avoir «tout lâché aux frondeurs et aux syndicats» pour «un texte rejeté par les syndicats, les entreprises, une large majorité de Français», sont malvenus de la part d’un parti supposé défendre l’entreprise au moment où, précisément, frondeurs et syndicats alimentent une ambiance délétère face au gouvernement.
À gauche, pour les frondeurs, «la rupture est consommée», certains ténors comme Benoît Hamon ayant brandi la menace du dépôt d’une motion de censure au cas où le 49-3 serait utilisé, ce qui a été le cas. Pour eux, c’est clairement la question de l’aptitude de Manuel Valls à gouverner qui est posée, quelques jours après avoir honoré la mémoire du champion de 49-3. Ne peut-on y voir une contradiction?
Ils pourront répondre que, ne disposant que d’une majorité relative, l’ancien Premier ministre ne pouvait faire passer ses réformes d’une autre façon, alors que l’actuel chef du gouvernement aurait pu compter sur un soutien plus confortable à l’Assemblée s’il avait su rassembler les élus de gauche. Reste que, s’il s’agit de savoir si le 49-3 est contraire ou non à la Constitution, la question n’est pas là. La Constitution est-elle respectée, ou y a-t-il transgression? Si l’on veut que l’opinion publique ne considère pas l’espace politique comme une foire d’empoigne où les postures comptent plus que les principes, il serait bon que les critiques soient responsables et constructives.
Il est vrai qu’un débat parlementaire suivi d’un vote est toujours plus démocratique qu’un passage en force sans consultation de la représentation nationale. Pointant un dysfonctionnement des institutions, des voix réclament une nouvelle Constitution. Mais les tables de la loi ne sont pas encore changées. Manuel Valls s’y réfère, avec le soutien d’un certain nombre de syndicats, qui, en l’occurrence, ne font pas seulement figure de représentation. Ceux-ci ne parleront pas de déni de démocratie. Qu’auraient pensé Montesquieu et ses Persans?
Autres temps, autres mœurs: sans 49-3, Michel Rocard n’aurait pu engager les réformes qui aujourd’hui sont portées à son crédit. Manuel Valls, aujourd’hui, en tirera-t-il le même profit?