Le 28 mai dernier, Harambe, gorille des plaines occidentales, a été abattu après qu’un garçonnet de 3 ans est tombé dans son enclos. Les semaines suivantes, je me suis mis à repérer des articles d’un genre bien particulier; des articles qui n’auraient jamais attiré mon attention auparavant. Dans l’Utah, un léopard était parvenu à se glisser à travers le filet qui le séparait du public, forçant les visiteurs à se réfugier dans la boutique du zoo jusqu’à ce que l’animal soit capturé. Un ourson brun a brièvement échappé à ses dresseurs alors qu’il était transféré d’un enclos à l’autre au Columbus Zoo, dans l’État de l’Ohio (on lui a finalement administré un sédatif avant de le ramener dans son enclos).
De son côté, un tigre a tué une employée du zoo d'Alicante, début juillet en Espagne. Et il y a peu, au Brésil, un jaguar exhibé sur le passage de la torche olympique s’est libéré de ses chaînes et s’est déplacé librement; il a été abattu après avoir agressé un soldat. Lorsque les animaux et les humains évoluent dans des espaces rapprochés, les problèmes surviennent dans les deux sens –les humains entrent, les animaux sortent. Et dans les deux cas, la souffrance est au rendez-vous.
L’enclos du gorille Harambe était séparé du public par un grillage d’à peine un mètre (certes installé sur une saillie plus haute, d’environ 4,5 mètres). Une vidéo publiée en 2015 par le zoo de Cincinnati nous enseigne que l’enclos d’Harambe constituait «la première exhibition de gorille en plein air sans barreaux au monde» lors de son ouverture, en 1978.
Cette initiative vieille de plusieurs décennies semble bien avoir causé la perte d’Harambe –mais à l’époque de la construction, on a sans doute applaudi l’enclos sans barreaux, méthode plus «respectueuse des droits» des animaux en captivité. Étrange façon de présenter les choses: les animaux se moquent des barreaux; ils se soucient uniquement de leur territoire, et les enclos limitent ce dernier, quelle que soit leur nature.
Nous avons tendance à penser que les animaux se sentent mieux dans les habitats artificiels tels que l’enclos des gorilles du zoo de Cincinnati; en réalité, ces habitats sont sans doute le produit de notre propre égoïsme.
Une cage comme les autres
Prenez cette vidéo filmée au parc zoologique de Chiba, au Japon: le mur transparent permet au lion et à l’enfant de s’observer en chiens de faïence. L’animal semble guetter le garçon, et s’il fait mine de s’asseoir un instant, il finit par se jeter en avant vers sa proie –pour achever sa course contre le mur translucide qui sépare son enclos de l’allée du zoo, là où se tient l’enfant. Pour le lion, cette frontière de verre n’est rien moins qu’une cage comme les autres.
L’histoire de la conception des zoos montre que les enclos «naturels» rendent plus service aux humains qu’aux créatures qui les habitent. Nous préférons les habitats artificiels, conformes à l’idée que nous nous faisons de l’esthétique de la nature, plutôt que des conditions purement naturelles –comme l’explique David Grazian dans son ouvrage American Zoo. Ils sont conformes à ce que nous attendons des animaux que nous observons bouche bée, mais pas aux besoins de la faune. Ils pourraient bien, ce faisant, rendre invisible la véritable source du calvaire de ces animaux. Il ne naturalisent rien sinon notre domination prétendument bienveillante de la nature.
En 1907, un premier zoo pas comme les autres
Le phénomène des enclos sans barreaux pourrait sembler récent, mais en réalité, voilà plus d’un siècle que ce procédé est en vogue (David Grazian l’a baptisé «fabrication de la nature»). L’historien Nigel Rothfels attribue cette tendance à un homme: le commerçant d’animaux allemand Carl Hagenbeck. À l’époque où celui-ci a commencé à développer la ménagerie de sa famille, les négociants pouvaient se contenter d’acquérir des animaux exotiques destinés à la revente –ce qui impliquait souvent de tuer les parents des jeunes spécimens, ou de maltraiter les populations sauvages.
De plus en plus d’animaux ont été placés dans les zoos parce qu’il s’agissait de lieux de vie agréables, sains et sans danger, et parce que les bêtes pourraient, nous dit-on, s’y trouver mieux que dans la “nature”
Lorsque la concurrence a commencé à gagner du terrain, Hagenbeck a imaginé de nouvelles façons d’exhiber ses animaux captifs. En 1907, il ouvre un zoo privé à Hambourg, qui anticipe et engendre la création de plusieurs imitations. Les animaux de Hagenbeck évoluent dans des enclos qui singent leurs habitats d’origine; ce ne sont plus des barreaux qui séparent les animaux des visiteurs, mais des fossés (assez semblables à celui dans lequel le gorille Harembe a trouvé la mort).
Dans son livre Savages and Beasts, Rothfels explique que cette innovante refonte du zoo classique a vu le jour dans des eaux bien troubles. Avant d’initier cette transformation, Hagenbeck était déjà à la tête d’une entreprise florissante: il exhibait des personnes issues de populations indigènes à travers l’Europe et l’Amérique du Nord. Il avait constaté qu’il parvenait à mieux capter l’attention du public lorsqu’il leur faisait porter des vêtements imitant les tenues de leur terre natale, créant ainsi une illusion d’exotisme authentique. Rothfels explique que ces performances créées de toutes pièces ont contribué à renforcer le projet colonial dans son ensemble, consolidant «l’idée selon laquelle les efforts des sociétés coloniales avantageaient à la fois les populations indigènes des territoires occupés et leurs occupants européens».
Sauvages et captifs
Selon Rothfels, le zoo révolutionnaire d’Hagenbeck à Hambourg tirait son inspiration et sa justification idéologique de ces «exhibitions» d’êtres humains. Le marchand a ensuite cherché à changer son image, se présentant comme le protecteur et l’ami du monde naturel, posture inspirée par ce qu’il percevait des attentes du public.
«Depuis Hagenbeck, écrit Rothfels, de plus en plus d’animaux ont été placés dans les zoos parce qu’il s’agissait de lieux de vie agréables, sains et sans danger, et parce que les bêtes pourraient –nous dit-on– s’y trouver mieux que dans la véritable “nature”.»
Ces exhibitions plus douces, plus agréables –qui traduisaient une gêne grandissante face aux mises en scènes explicites d’emprisonnement et de domination– donnaient aux visiteurs l’impression de venir en aide aux captifs.
Parmi les marques que Hagenbeck a laissé sur l’univers du zoo, la plus tenace demeure sans doute le fait que les environnements artificiels nous permettent d’apprécier l’observation des animaux captifs sans que nous ayons à nous interroger sur notre implication dans (et notre influence sur) le monde animal. Dans Zooland, la juriste Irus Braverman écrit:
«Parmi les partis pris qui sous-tendent l’institution de la captivité dans son ensemble, le plus crucial de tous demeure le fait de considérer les animaux de zoo comme “sauvages”, et donc comme des représentants de leurs congénères non captifs.»
Pour justifier l’exhibition des animaux, il nous faut les considérer comme profondément et entièrement étrangers à nous-mêmes. La simulation de la nature pourrait bien renforcer cette illusion. En encourageant notre tendance à voir ces animaux comme des créatures sauvages, les zoos nous font oublier qu’ils ne sont plus dans leur habitat naturel –et nombre de leurs habitats d’origine connaissent une dégradation rapide, pendant que nous les observons sous toutes les coutures dans leurs enclos artificiels.
Penser local
En nous montrant des images idéalisées des habitats animaux, les zoos brouillent parfois les pistes: de ce fait, nous ne comprenons pas à quel point les humains modifient le monde qui les entoure. Grazian estime que nous devons remettre en question la distinction rigide qui existe entre les concepts de nature et de culture: «La nature est en elle-même une construction culturelle organisée par l’imagination et l’expérience humaine», écrit-il.
À l’avenir, les zoos devraient renoncer à la mise en captivité d’animaux aussi massifs dans ces conditions barbares
Cette binarité asymétrique fait en partie oublier l’étrangeté fondamentale de nos zoos modernes. Avec leurs environnements synthétiques et leurs barrières invisibles, ils nous amènent à nous mentir à nous-mêmes; à croire que ce spectacle est normal en tous points. Selon Rothfels, cette situation nous empêche d’autant plus de remettre en question ces étranges institutions: elles nous disent que les animaux sont satisfaits et en sécurité dans leurs environnements faussement naturels. Mais comme le montrent ces histoires répétées de fugues et de mises en danger, nous ne contrôlons pas ces créatures, et elles ne sont pas chez elles, quels que soient les efforts que nous déployons pour oublier qu’elles sont emprisonnées.
Le temps de la justification pourrait bien toucher à sa fin. Matt Soniak explique qu’à l’avenir les zoos devraient renoncer à la mise en captivité d’animaux aussi massifs dans ces conditions barbares, pour se tourner vers l’accueil de populations animales locales ayant besoin de leurs soins. Soniak estime que de telles structures feraient bien de s’atteler à la préservation des espèces locales; leurs enclos pourraient alors imiter leur habitat naturel avec un peu plus d’authenticité.
De manière plus importante, ces futurs zoos se consacreraient avant tout aux besoins des animaux. Leur survie est menacée de manière plus immédiate –et cette menace résulte des modifications de notre propre situation, et non de la dégradation environnementale dans leurs pays d’origine. Lorsqu’on songe au terrible danger auquel ils sont exposés, et lorsqu’on pense au fait que leur monde en peau de chagrin est aussi le nôtre, on se dit que le fait de les mettre en cage (derrière de véritables barreaux) est encore la solution la plus douce. Après tout, c’est notre propre penchant pour la destruction qui menace la plupart des espèces. Nous avons beau aimer l’illusion de la proximité, force est bien de constater que les prisons plus explicites pourraient bientôt constituer les derniers habitats réellement sécurisés.