Culture

«Le Ruban blanc», une fleur sur le mal

Temps de lecture : 3 min

Le magnifique film d'Haneke ne plonge pas dans les racines du nazisme, mais dans notre propre rapport au bien et au mal.

Tiré du Ruban Blanc/ DR Les films du Losange
Tiré du Ruban Blanc/ DR Les films du Losange

Les grands films sont chose rare et «Le Ruban blanc» en est un. Il propose à la fois — pour reprendre la formule de Truffaut — une vision du monde et une vision du cinéma. L'histoire se passe à la veille de la première guerre mondiale dans un village d'Allemagne du Nord qui offre un microcosme parfait de la société rurale de l'époque, avec sa hiérarchie rigoureuse entre instances de pouvoir - le baron, le pasteur, l'instituteur, le médecin, et les paysans. A la violence sourde des rapports sociaux, répond une terrifiante violence intra-familiale, la misogynie générale et la dureté d'une éducation dont le socle est l'humiliation. Les notables agissent en véritables chefs de village et jouissent du même pouvoir absolu au sein de leurs familles. Ici, Herr Vater - le père tout-puissant - attache les mains de son fils de treize ans pour dompter sa libido naissante; là, il abuse de sa fille adolescente; ailleurs, il noue un ruban blanc au bras de sa progéniture pour rappeler à tous leur devoir de pureté.

Toute son œuvre (de «Benny's Vidéo», 1992, à «La Pianiste», 2001) en témoigne, Michael Haneke est un grand explorateur de la perversité, la vraie: celle qui veut qu'on fasse le mal en assurant faire le bien. Les parents du «Ruban blanc» sont convaincus du bien-fondé de leurs actes, désireux d'élever au mieux leurs enfants et de leur transmettre leur vision du monde. En cela, ils réussissent au-delà de leurs espérances: c'est toute l'histoire d'un film qui croit profondément en l'éducation puisqu'il affirme avec force que rien, au fond, ne compte davantage dans une vie que ce que l'on nous a transmis. Or ce que les adultes imaginés par Haneke donnent à la jeune génération, en voulant sans aucun doute faire le bien, c'est une connaissance profonde, intime, irrémédiable du Mal.

Dans une extrême rigueur esthétique - lenteur, silence, noir et blanc, Haneke met à nu les mécanismes d'une violence qui survient d'abord dans l'espace privé puis se répercute à l'infini dans la société. De là à voir dans le film une exploration des racines du nazisme, il n'y a qu'un pas que certains des commentateurs du film ont franchi bien trop vite, encouragés par certains commentaires du cinéaste lui-même.

Certes, l'histoire se passe en 1914, en Allemagne, et l'on se dit forcément que ces enfants-là seront adultes au moment des élections de 1932 qui voient le triomphe du parti nazi. Mais au-delà de ce point de chronologie qui reste implicite, le film n'évoque à aucun moment cette perspective, et ce malgré la voix off de l'instituteur âgé, qui nous raconte ses souvenirs.

De fait, si Haneke entendait vraiment expliquer le nazisme par les violences — réelles ou supposées — subies dans leur enfance par ses futurs adeptes, son film serait hautement contestable. Résumer un phénomène historique de l'importance et de la complexité du nazisme à un traumatisme psychologique quel qu'il soit serait une simplification insupportable. Or la grandeur du «Ruban blanc» réside justement dans la complexité du tableau qu'il dresse.

Oui, le film questionne la sacro-sainte pureté de l'enfance, et montre une jeune génération inspirée par celle des pères et donc pleinement capable d'être destructrice et sadique. Mais dans toute cette noirceur, il laisse aussi filtrer la lumière: par exemple avec l'histoire d'amour d'une merveilleuse naïveté qui unit l'instituteur et une jeune paysanne; et puis dans cette scène sublime où l'un des enfants vient, spontanément et sans arrière-pensée, offrir un joli petit oiseau à son père-bourreau.

Il n'y a pas de déterminisme dans la démarche d'Haneke puisqu'il nous laisse libres d'imaginer ce que deviendront les enfants de son film à l'âge adulte. Peut-être, en effet, rejoindront-ils les nazis: après tout, l'humiliation et l'instinct de mort font partie depuis toujours de leur univers. Peut-être aussi, sauront-ils s'opposer aux tortionnaires, et ce justement parce qu'ils ont souffert du Mal dès l'enfance et qu'ils ont appris à le refuser — comme ce fameux petit garçon qui trouve encore en lui, malgré tout ce qu'il subit, un acte d'amour gratuit. Haneke lui-même déclarait à L'Humanité:

«Lorsque je relis des entretiens que j'ai donnés au fil du temps, je me rends compte que l'on m'assigne souvent une filmographie fondée sur des idées. Ce n'est pas le cas. Je m'intéresse à des personnages, à des situations. Bien sûr, il y a un contexte. Mais si l'on s'en tient à considérer que ce serait de l'illustration d'idées, alors on construit des explications a posteriori comme on peut le faire à la fin d'une existence humaine».

Oui, «Le Ruban blanc» est un grand film, justement parce qu'il n'illustre rien, n'explique rien, mais pose des questions philosophiques et nous laisse en suspens, inquiets de notre nature profonde et des racines du Bien et du Mal en chacun des personnages comme en chacun des spectateurs.

Jonathan Schel

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