La presse américaine aime beaucoup les femmes françaises... Et j’adore lire les articles américains sur ma vie et celles des mères de notre pays. C’est toujours très flatteur. Chic naturel, minceur et même génie éducatif, nous voilà parées de toutes les qualités. Ainsi me suis-je arrêtée sur cet article du New York Magazine signé par la journaliste Laura June, qui glorifie notre talent national à faire manger des légumes et à donner un cadre structurant à nos enfants.
C’était déjà ce que racontait Pamela Druckerman dans son livre French Children Don’t Throw Food (Les enfants français ne jettent pas leur nourriture), énorme succès médiatique des deux côtés de l’Atlantique. La nourriture et les enfants français, c’est un filon éditorial aux États-Unis: en attestent French Kids Eat Everything, de Karen Le Billon, ou encore The New Basics, par le pédiatre français Michel Cohen. Des lectures qui, comme l’indique l’auteur de l’article, permettent d’envisager une meilleure éducation: «J’étais armée et prête à élever mon bébé d’une manière vraiment clairement non américaine, et cela ici même, à Brooklyn, New York.»
Comment recevoir cela en tant que Française? C’est complètement fou de penser que nous sommes les représentantes d’un style éducatif envié partout à travers le monde: j’ai du mal à mesurer la perfection de ma situation et celle de mes enfants, même si, je l’avoue, ils mangent des légumes. Mais, surtout, je trouve que l’éducation à la française n’est pas de tout repos pour les mères. Que ce soit pour celles qui, en couple, assument en moyenne 80% des tâches domestiques. Ou celles qui sont seules, dont on ne parle jamais et pour qui la séparation signifie toujours une baisse du niveau de vie (en France, 40% des pensions alimentaires ne sont pas payées convenablement et un couple sur deux se sépare).
Sacrifices
Certes, nous disposons d’assistantes maternelles et de crèches (bénies soient les structures d’accueil des bébés) et il n’est pas mal vu d’y laisser ses enfants comme ça a pu l’être dans d’autres pays (en Allemagne, on parlait de mères-corbeaux jusque dans les années 2000), les parents payent aussi moins d’impôts que les couples sans enfants... Et donc, comme le précisait le même magazine la semaine précédente (c’est une vraie passion), «quand une culture sociale et un gouvernement rendent possible la conciliation du travail et de la vie familiale, cela crée des manières beaucoup plus simples pour les femmes (et les hommes) de tout mener de front. Et les bébés suivent».
Ok, les bébés suivent, mais est-ce facile pour autant? Une fois qu’on s’est enorgueilli de cette belle natalité, qui parle des sacrifices, de la fatigue, des longues soirées à ranger la maison et étendre des machines… de toutes ces joies incomparables de la double journée? La France, c’est aussi ce pays où on peut lire des livres et des articles sur le burn-out des mères. En effet, étant donné que les nouveaux pères ne sont pas une réalité statistique, ce sont les mères qui font la plupart des sacrifices qui accompagnent la joie d’avoir un enfant. Et ces efforts sont de plus en plus importants… Parce que les standards éducatifs sont de plus en plus élevés (alimentation, éducation, loisirs, bonheur de sa progéniture)… et que les parents sont soumis à beaucoup, beaucoup d’injonctions.
L’auteure de l’article du New York Magazine déplore un manque de consensus social outre-Atlantique sur ce qui doit constituer une bonne éducation tandis qu’elle inscrit nos principes comme globalement partagés et même centenaires: «Les parents français sont soutenus par des siècles de contrats social autour de la parentalité et de services.» Bien entendu, chez nous, il est mal vu de laisser manger son enfant entre les repas mais nos façons de faire ne sont pas comme elle le pense héritées de siècles d’histoire éducative! Qu’on soit d’accord ou pas avec les analyses historiques d’Elisabeth Badinter, les mères des siècles précédents, de l’emmaillotage à la mise en nourrice, ne se conduisaient pas du tout comme les femmes d’aujourd’hui en France et, à l’échelle d’une vie, n’importe qui peut constater que les modèles et les modes éducatifs ne cessent de changer: biberons ou allaitement, dormir ou pas avec son enfant, le laisser pleurer ou non, lui faire faire des activités pour l’éveiller ou ne pas l’épuiser et le laisser s’ennuyer… Voici ce qu’écrit pourtant Laura Junes:
«Aux États-Unis, nous ne pouvons même pas nous mettre d’accord sur les fondamentaux [...]. Nous nous sentons jugées. Nous sommes surchargées de travail et fatiguées, sous-estimées et accablées. Et la disparité entre les gens qui ont de l’argent pour se payer les meilleurs services pour leurs enfants et ceux qui en sont dépourvus ne fait que croître.»
En tant que française, je souscris totalement à cette analyse… pour ce que j’observe de la situation des mères de mon pays!
Et puis on ne peut pas dire que nous sommes soutenus en tant que parents en toutes circonstances. C’est pareil qu’aux États-Unis, l’ambiance ultranormative en sus. Parce que la France est un pays extrêmement normatif sur le plan éducatif. Le poids des normes, c’est aussi une forme de violence symbolique qui peut s’exercer à l’endroit de celles qu’on tient pour responsables de l’éducation des enfants. Dans notre merveilleux pays, il y a souvent quelqu’un ou quelque chose pour rappeler les mères à l’ordre. La preuve:
- Cette jeune femme qui me raconte tout récemment s’être fait enguirlander plusieurs fois dans la rue et les transports parce que son bébé de 4 mois pleurait. 4 mois!
- Cette autre qui vit comme un échec de n’avoir pu accompagner sa fille à aucune sortie scolaire cette année.
- Cette avocate à qui ses collègues lancent innocemment «Tu prends ton après-midi?» quand elle a quitté son travail à 18 heures.
- Cette mère à qui la pédiatre conseille de ne pas scolariser les enfants de petite section l’après-midi.
- Cette femme qui tire son lait dans les toilettes de son bureau parce qu’elle est convaincue qu’il faut six mois d’allaitement exclusif à son bébé.
- Cette femme enceinte à qui on a dit de se mettre au régime après trois mois de grossesse parce qu’elle avait pris 5 kilogrammes.
Ces exemples m’ont tous été racontés, certaines plusieurs fois, et j’ai vécu quelques-unesde ces situations. J’en suis venue à penser qu’au fond la meilleure chose à faire quand on a un enfant, en France comme partout, c’est surtout de fuir les conseils parentaux.
Sous contrôle
Par ailleurs, il ne faut pas croire que la France est un pays dans lequel les femmes ne se sentent pas lourdement obligées, et bien plus que les hommes, d’assurer un énorme temps de présence auprès des enfants. Par exemple, nous vivons aussi dans un incroyable pays où, quand le gouvernement décide de redonner une matinée d’école aux enfants (après seulement quatre ans d’arrêt) et lorsque de nombreuses écoles ont choisi le mercredi, des éditorialistes ont publié des articles sur la fatigue des enfants… sans se poser la question du parent censé se «reposer» avec les enfants le mercredi. Car si on est tous pour que les enfants ne passent pas de trop longues journées ni semaines à l'école, il faut rappeler que la mise en place d’un emploi du temps idéal pour l’enfant se fait souvent au détriment du travail des mères, qui en moyenne gagnent 25% de moins que les hommes et progressent moins dans leur carrière (un écart à peu près similaire aux États-Unis et en France). Travailler, oui, mais avec pour principale ambition de pouvoir le faire sans porter préjudice à ses enfants et revoir à la baisse ses possibilités de progression professionnelle, quand les employeurs ne le font pas tout simplement à leur place. (Ça laisse du temps pour préparer des légumes.)
Idem pour les cinq semaines de vacances, que l’article du New York Magazine porte aux nues. Super, on a beaucoup plus de temps que les parents américains pour emmener nos enfants en vacances… si on en a les moyens. Les enfants ont, eux, seize semaines de vacances. Seize semaines de vacances au minimum puisque le mois de juin devient un vrai souci à partir du collège. La seule évocation des deux semaines de la Toussaint m’épuise... On fait quoi? On les met au centre aéré?
Alors, oui, on met beaucoup la pression aux mères. Ou elles se la mettent toute seules. Ce n’est assurément pas la vraie recette du bonheur pour les parents et ça ne l’est pas pour les enfants non plus. Des enfants qui subissent des objectifs éducatifs tellement élevés dans notre pays que nous sommes le premier consommateur européen de soutien scolaire et que les consultations chez les psys et orthophonistes ne cessent d’augmenter. Des enfants qui ne sont pas spécialement épanouis ni heureux. Même s’ils mangent des légumes… Le pessimisme et, pour le dire franchement, la déprime sont même des caractéristiques bien françaises (notre pays est champion du monde en la matière), qui, d’après des chercheurs comme Claudia Senik, s’acquièrent dans l’enfance. Et même à l’école.
Quand je lis ces éloges de l’éducation à la française, je me dis que, oui, mes enfants mangent des brocolis mais, au fond, je ne sais pas si ça me rend heureuse. Et, pire, nous commençons à nous américaniser, à faire manger moins de légumes et plus de burgers, à adopter les fêtes d’anniversaire avec guirlandes, cotillons (ça vient d’où, à votre avis?), cupcakes, gâteaux arc-en-ciel, piñata... Et c’est du boulot en plus pour les parents. J’arrête là. Je suis épuisée.