«Les records sont fait pour être battus», dit l’adage. Tous, ils finissent, un jour ou l’autre, par tomber. Même quand il semblent inatteignables. Longtemps jugée inaccessible, la marque à 6,15 m de Sergueï Bubka en saut à la perche a été battue plus de vingt ans plus tard par Renaud Lavillenie (6,16 m en 2014). En football, deux records résistent encore et toujours aux nouvelles générations. Ils appartiennent tous deux à des Français. Just Fontaine et ses 13 buts lors du Mondial 1958 comme Michel Platini et ses 9 buts lors de l’Euro 1984 cherchent aujourd’hui meilleurs qu’eux.
«Personne ne peut les battre.» Alain Giresse, compagnon de route de Michel Platini lors de la campagne victorieuse de l’Euro 1984, a une réponse nette quand il est interrogé sur le sujet. Il n’avait que six ans quand Just Fontaine a réalisé sa Coupe du monde mémorable, mais il a vu Michel Platini réussir l’exceptionnel en 1984. Deux triplés en poules face à la Belgique et la Yougoslavie ont propulsé «Platoche» dans une autre dimension. Décisif jusqu’au bout, il marque le but victorieux à l'ultime minute de la demi-finale contre le Portugal (3-2 a.p.) puis le premier but de la finale remportée face à l’Espagne (2-0). Pas le plus beau mais sans doute le plus décisif de sa carrière. Il termine cet Euro à domicile au sommet et auréolé de neuf buts. Plus de trente ans plus tard, personne ne l’a encore détrôné.
Encore plus fort, le record de Just Fontaine fait partie des fantasmes du football. Il a joué six matches lors de la Coupe du monde 1958. Il a marqué 13 buts. Deux doublés, un triplé et un quadruplé pour une conclusion en forme de feu d’artifice: l’attaquant tricolore réalise cette année-là ce qui semble impossible aujourd’hui. Sa performance n’offre pas le trophée à la France, qui s’incline en demi-finale devant un autre phénomène au commencement de sa légende: le Brésil de Pelé (2-5). Le Brésilien réussira des prouesses et remportera trois sacres mondiaux, mais jamais il ne détrônera l’international français en quatre Coupes du monde.
«Deux équipes tournées vers l’attaque»
Pour Alain Giresse, ces deux records hors de portée sont issus de la collision de deux phénomènes extraordinaires.
«Les équipes de France de 1958 et 1984 avaient un esprit offensif, tourné vers l’attaque. Et, au sein de ces deux équipes, il y avait un joueur exceptionnel capable de mettre le ballon au fond. Le talent d’un joueur en particulier et le style de jeu des équipes ont permis de marquer autant de buts. La France n’est pourtant pas le pays où il y a les plus grands buteurs mais le contexte a rendu possible ces performances.»
Jacques Ferran, journaliste à l’Equipe, avance lui une autre explication. «A défaut de régularité dans les résultats, le football français fonctionne par à-coups. Il alterne les périodes sombres avec les fulgurances, portées par des exceptions brillantes.» Just Fontaine et Michel Platini ont été ces fulgurances et sont, encore aujourd’hui, loin devant la concurrence.
Les records des Français résistent au temps et aux talents. Gerd Müller, la machine à marquer allemande des années 70, a terminé sa meilleure Coupe du monde avec 10 buts, Ronaldo en a marqué 8 lors de la victoire du Brésil en 2002. Michel Platini, lui n’a jamais eu le temps d’être inquiet. Derrière lui, ils sont cinq à avoir mis cinq buts au mieux. L’ancien numéro 10 de l’équipe de France affiche une moyenne hallucinante de 1,8 but par match lors du championnat d’Europe 1984. Jamais approché, ce record est pourtant, des deux, le plus en danger.
Platini oui, Fontaine non?
Parce qu’il est moins impressionnant mais aussi parce que le format de la compétition a changé, le record de Platini est le plus abordable, explique Denis Chaumier. «Treize buts sur une Coupe du monde, ça me parait plus difficile à atteindre que les neuf buts de Michel Platini à l’Euro. Il faut savoir qu’en 1984, il n’y avait que huit équipes donc beaucoup moins de matches, ce qui révèle d’ailleurs la performance de Michel Platini à l’époque. Aujourd’hui, avec 24 équipes, il y a davantage d’occasions», souligne l’ancien directeur de la rédaction de France Football, auteur du livre Les Bleus en 2004, pour le centenaire de l’équipe de France (Editions Larousse).

Just Fontaine inscrit le premier but français face au Brésil, en demi-finale de la Coupe du monde 1958. STAFF/AFP.
Si on est passé de cinq matchs au maximum par équipe en 1984 à six en 1996, puis sept en 2016, encore faut-il trouver le joueur qualifié. «Aujourd’hui je ne vois pas un joueur, une personnalité capable de battre ce record, note Denis Chaumier. Neuf buts, c’est considérable, il a fait deux triplés. Réaliser un triplé dans une grande compétition c’est déjà un exploit. En réaliser deux, ça relève quasiment d’un miracle.» À raison: six autres joueurs ont triplé la mise lors d’un Euro mais aucun n’a réussi à imiter Michel Platini et à le faire deux fois.
Michel Hidalgo, qui a vu jouer Just Fontaine et qui a été le sélectionneur de Michel Platini en 1984, avertit pourtant: «Pour battre ces records-là, il va falloir du temps mais il faut s’attendre un jour ou l’autre à avoir un joueur capable de les battre. Les deux qui peuvent faire quelque chose qui sorte de l’ordinaire, ce sont Messi et Ronaldo. Ils ont tous les deux la qualité de savoir marquer quelles que soient les circonstances.»
Cristiano Ronaldo peut effectivement avoir le profil pour réaliser le miracle. Triple Ballon d’or, le Portugais a le génie pour venir titiller le record du Français. Mais ses performances avec la sélection portugaise, qui a réussi à se hisser en demi-finale sans gagner un match dans le temps réglementaire, sont très loin de refléter celles sous le maillot du Real Madrid. «Il en met un peu moins en sélection et il est moins bien entouré, détaille Denis Chaumier. Dans les précédentes compétitions internationales, on a bien vu que le Portugal avait du mal à exister à partir des huitièmes de finale. Je pense que Ronaldo en sera "victime".»
En cinq rencontres cette année, le Portugais a mis deux buts, contre la Hongrie. Sa meilleure compétition internationale date de 2012: en six matches joués, il avait marqué trois fois lors de l’Euro organisé en Pologne et en Ukraine. Soit une moyenne de 0,5 but par match, très loin de ses standards de club et de l’efficacité du Michel Platini de l’été 1984 (1,8 but par match en moyenne). Si le Portugal va au bout et que «CR7» marque encore deux fois, il deviendra le meilleur buteur de l'Euro toutes éditions confondues avec dix buts, mais il lui aura fallu pour cela disputer... vingt-et-un matchs.
«On est totalement dans un autre univers»
Voir Cristiano Ronaldo faire tomber le record de Platini en 2016 semble illusoire, le voir s’attaquer à celui de Just Fontaine paraît encore plus hypothétique. Lionel Messi vient lui d’arrêter sa carrière internationale et ne réussira pas cette prouesse, lui qui n'a inscrit que quatre buts en trois Coupes du monde. L’évolution du football ne parle pas en faveur des génies de l’époque. «Le record de Platini est moins celui d'une époque que celui d'un joueur exceptionnel dans toutes les phases de l’attaque. Le record de Fontaine me paraît être plus celui d'une époque très prolifique et d'un très grand spécialiste au top de sa forme», analyse ainsi Gérard Ernault, ancien rédacteur en chef de France Football. «Le jeu a changé», abonde Alain Giresse.
L’époque dont on parle date de plus d’un demi-siècle. Les défenses étaient alors bien moins organisées et les systèmes moins installés qu’aujourd’hui. Des scores qui paraissent aujourd'hui exceptionnels, comme le 5-2 français contre l'Islande, étaient alors courants: en 1958, la France bat 7-3 le Paraguay en poules, s'incline 5-2 en demi-finale et bat l'Allemagne 6-3 pour la médaille de bronze. Les systèmes sont de plus en plus élaborés et le niveau moyen, lui, n’a cessé d’augmenter. La pression qui pèse sur les joueurs actuels est incomparable. «En 1958, l’équipe de France est suivie par quatre journalistes français. Les matches sont à peine retransmis à la télévision, détaille Denis Chaumier. On est totalement dans un autre univers aujourd’hui, et le joueur doit être capable d’encaisser cette pression intense exercée sur lui et son équipe.»