À première vue, le spectacle est désolant: abusés par une avalanche de mensonges proférés par les tenants du Leave, les citoyens de ce qui fut un royaume uni ont choisi de jouer la carte du Brexit. C’était le mauvais choix, et beaucoup d’entre eux réalisent maintenant qu’ils ont été trompés.
L’un des principaux animateurs de la campagne pour le «non», Nigel Farage, pour le parti Ukip, n’a mis que quelques heures après le résultat du référendum pour admettre que la principale promesse de son camp –celle de redonner aux Britanniques pour leur santé les 350 millions de livres prétendument versées chaque semaine à l’Europe– était une «erreur». Et, pour le parti conservateur, Boris Johnson a très vite laissé apparaître qu’il ne croyait pas à la victoire de ses idées et qu’il n’était pas réellement prêt à rompre avec l’Europe; critiqué dans son propre camp et trahi par ses ex-amis, il a d’ailleurs renoncé à briguer le poste de Premier ministre en septembre. Quant à l’échec de David Cameron, qui avait cru malin d’organiser ce référendum pour désamorcer la grogne des eurosceptiques dans son propre camp et freiner l’ascension de l’Ukip, il n’était pas totalement imprévisible: comment celui que l’on présente souvent comme un eurosceptique modéré aurait-il pu se transformer en un défenseur inspiré et convaincant du Remain?
Europe amputée
Cette affaire qui n’est pas à la gloire de la classe politique britannique constitue aussi un grave échec pour l’Europe. Il y a un an, on parlait beaucoup d’un Grexit; il ne s’agissait alors que d’un risque de sortie de la Grèce de la Zone euro, pas de l’Union européenne. Une issue négative du conflit entre Alexis Tsipras et ses partenaires aurait sans doute provoqué quelques remous sur les marchés, elle aurait été très dommageable politiquement et moralement, mais, compte tenu du poids économique limité de la Grèce, elle n’aurait pas conduit à un affaiblissement profond et durable de la Zone euro. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a une autre portée.
Sur le plan symbolique d’abord: géographiquement, bien que le royaume revendique fièrement son caractère insulaire, culturellement, historiquement, une Europe qui s’arrêtera sur la côte est de la Manche et de la mer du Nord sera une Europe amputée. Incontestablement, elle pèsera moins lourd dans le monde et il n’y a pas lieu de s’en réjouir.
Regardons ce qui nous dit un organisme habitué à raisonner en matière de puissance, la CIA, dans son World Factbook. Si l’on s’en tient aux chiffres de la population, le recul ne sera pas dramatique: l’Union européenne comptait près de 514 millions d’habitants selon les estimations faites il y a un an et se situait au troisième rang mondial, très loin derrière la Chine et l’Inde, nettement devant les États-Unis avec leurs 321 millions d’habitants. Malgré le départ du Royaume-Uni et de ses 64 millions d’habitants (plus de 12% de sa population totale), elle en comptera encore près de 450 millions et maintiendra son rang.
Perte de puissance
En revanche, en matière économiques, le recul sera plus sensible. Jusqu’à présent, l’Union européenne était considérée comme la première puissance économique mondiale. En 2015, en prenant en compte le PIB calculé non pas aux prix courants dans chaque pays mais avec une production de biens et services évaluée aux prix pratiqués aux États-Unis (selon les parités de pouvoir d’achat, pour reprendre le langage des économistes), la Chine l’a dépassée de peu, les États-Unis arrivant un peu plus loin, au troisième rang. Mais si l’on ôte du chiffre européen les 2.679 milliards de dollars correspondant au PIB britannique, il reste un total de 16.501 milliards de dollars, inférieur aux 17.950 milliards de dollars du PIB américain, et l’Europe n’arrive plus alors qu’au troisième rang. C’est une évidence qu’il fallait rappeler: le Royaume-Uni fait partie des grandes puissances mondiales, il pèse aussi lourd économiquement que la France (et même légèrement plus en ce moment) et, sans lui, l’Europe est affaiblie.
Le Royaume-Uni fait partie des grandes puissances mondiales, il pèse aussi lourd économiquement que la France (et même légèrement plus en ce moment) et, sans lui, l’Europe est affaiblie
Cet affaiblissement pourrait même être plus prononcé si l’exemple britannique devait être suivi. Le spectacle donné par les dirigeants britanniques, la chute de la livre sterling et les craintes entourant aujourd’hui son économie devraient dissuader d’éventuels candidats à la sortie. Mais l’expérience prouve que des événements jugés improbables peuvent tout de même se produire. Il est clair que les 27, quelles que soient les affinités de certains avec le Royaume-Uni, n’ont aucun intérêt à lui faire de cadeaux dans les discussions qui vont suivre le dépôt officiel de la demande de sortie conformément à l’article 50 du Traité sur l’union européenne; il n’est pas utile de susciter des vocations au départ. À l’opposé, l’adhésion d’une Écosse indépendante limiterait l’ampleur du rétrécissement de l’Union. Mais il ne faut pas se faire beaucoup d’illusions sur ce point: trop d’États membres de l’Union n’ont aucun intérêt à encourager les mouvements indépendantistes. Les Européens se montreront très courtois et aimables envers les Écossais, ils ne feront rien pour les aider à faire sécession.
Union et efficacité
Mais une Europe d’une envergure un peu plus modeste est-elle forcément une Europe diminuée? Cela n’est pas certain. Si l’on en juge par les sondages réalisés ici et là, la tendance n’est pas dans l’opinion publique des États-membres de l’Union à une demande de plus d’Europe. Mais sans brusquer l’évolution vers une Europe fédérale, qui n’est pas dans l’air du temps, et sans rien changer aux traités (s’aventurer dans cette direction, comme le propose Nicolas Sarkozy, c’est donner l’impression d’agir et de faire des propositions, mais ce serait en réalité risquer l’enlisement), il est possible d’approfondir les politiques déjà engagées et de les rendre plus efficaces.
Ce ne sera pas évident, car le Royaume-Uni laisse un lourd héritage. Sa vision d’une l’Europe qui ne serait qu’une grande zone de libre-échange l’a conduit à appuyer avec succès ceux que, pour simplifier, on pourrait qualifier de partisans de l’élargissement de l’Union au détriment des partisans de l’approfondissement. Résultat: l’Union compte aujourd’hui vingt-huit pays membres aux caractéristiques et aux besoins très différents qui ne sont pas prêts à coopérer plus étroitement dans tous les domaines. De surcroît, la règle de l’unanimité sur un certain nombre de points sensibles complique la prise de décision.
Il n’empêche que des progrès peuvent et doivent être recherchés notamment dans les domaines que pratiquement tout le monde s’accorde à juger prioritaires: la sécurité, l’emploi, la croissance, etc. On pourrait aussi agir plus fermement et efficacement pour protéger les frontières européennes. Ainsi que le soulignait en juin Emmanuel Macron, «quand la Commission européenne réagit, après huit ou neuf mois, elle se contente d’imposer des amendes équivalent à 20% du prix de l’acier chinois ou indien vendu en Europe, alors que les États-Unis mettent deux ou trois mois pour taxer ce même acier à hauteur de 500%». La réunion informelle des Vingt-sept (les Vingt-huit moins le Royaume-Uni) prévue en septembre à Bratislava devrait permettre de préciser un certain nombre de thèmes d’action.
Poids croissant de la Zone euro
Des progrès sont d’autant plus envisageables que le Royaume-Uni a toujours suivi une politique très astucieuse à Bruxelles: ne pas rechercher systématiquement les postes les plus en vue, les plus prestigieux, mais se placer à des endroits-clés dans les directions jugées les plus importantes pour le pays, par exemple aux affaires financières. Et, d’une façon générale, son comportement illustré par le fameux «I want my money back» de Maggie Thatcher du 30 novembre 1979 ne contribuait pas à créer un véritable esprit européen. Que des eurosceptiques quittent Bruxelles n’est pas une nouvelle totalement mauvaise.
Le comportement du Royaume-Uni, illustré par le fameux «I want my money back» de Maggie Thatcher, ne contribuait pas à créer un véritable esprit européen. Que des eurosceptiques quittent Bruxelles n’est pas une nouvelle totalement mauvaise
Le Brexit présente aussi cet avantage de donner plus poids aux pays membres de la Zone euro au sein de l’Union: ces derniers représenteront 86% du PIB de l’Union au lieu de 71%. François Hollande n’est pas encore assuré de gagner lorsqu’il propose de créer un budget de la Zone euro pour financer des investissements dans des secteurs stratégiques ou de prévoir une gouvernance économique sous le contrôle d’un Parlement de la Zone euro, mais l’idée d’un renforcement institutionnel de la Zone euro progresse. Et une union monétaire plus forte ne pourrait que servir l’image de l’Union dans son ensemble.
À ce propos, un changement important pourrait se produire. La place financière de Londres avait réussi à obtenir de jouer un rôle-clé dans toutes les opérations en euro alors même que le Royaume-Uni avait obtenu une clause d’exemption (opt out) en 1992 dans le cadre du passage à l’euro prévu par le traité de Maastricht. Toujours cette remarquable capacité à être à la fois dehors et dedans! Cette situation était juridiquement défendable tant que Londres était dans l’Union européenne, mais le Brexit change la donne: la BCE pourrait enfin obtenir satisfaction et voir les chambres de compensation (ces organismes qui garantissent le bon déroulement des opérations financières) revenir à l’intérieur de la Zone euro dès lors qu’il s’agit de transactions sur des titres libellés en euro.
Regagner la confiance des Européens
Il est manifeste qu’une Union européenne privée de la puissance britannique sera moins forte et perçue comme telle par les autres grandes puissances. Mais, si ses dirigeants réagissent intelligemment, elle peut sortir de ce douloureux épisode plus dynamique et mieux organisée. Elle pourrait aussi, et ce serait une belle revanche sur les eurosceptiques, être enfin bien considérée par les Européens eux-mêmes. Mais il y a du travail!
Selon l’Eurobaromètre Standard 84 (dernier des sondages réalisés deux fois par an par la Commission européenne) de novembre 2015, 37% seulement des Européens avaient une image positive de l’Union (-4 points de pourcentage par rapport au printemps 2015), tandis que 38% en avaient une image neutre ( résultat stable). Et la proportion des Européens ayant une image négative de l’UE progressait et atteignait 23% (+4 points). Certes, 23% d’opinions négatives, c’est beaucoup moins que ce que pourraient faire croire les discours anti-européens entendus quotidiennement, mais 37% d’opinions positives, c’est peu. Il y a dix ans, on était autour de 50%. Il est temps de réagir.