Ces derniers temps, la politique devait certainement donner quelques cheveux blancs à Michel Rocard, même si l’ancien Premier ministre n’en avait déjà plus beaucoup. Lui qui fut très longtemps un Européen convaincu considérait pourtant avec optimisme que la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE était une «chance». «Aussi longtemps que les Britanniques seront là, on ne pourra rien faire», jurait-il au Point dans une interview-fleuve. «Si le Brexit se fait, cela devient possible. Encore faut-il le vouloir et que les dirigeants européens saisissent cette chance! La survenance du Brexit ne comporte aucune garantie mais c’est une permission. Nous en avons besoin pour la survie de l’Europe.»
A cela, il avait ajouté auparavant, dans Le Parisien, que l’Europe n’avait pas eu les effets escomptés: «Nous n’avons pas su utiliser l’Europe pour lutter contre le chômage, la précarité ou le ralentissement de la croissance. Elle n’a servi à rien de tout cela. Juste de relais au pouvoir bancaire pour organiser le maintien de l’austérité.» Une déclaration provocatrice et inattendue, passée pourtant inaperçue à l’époque. Comme un signe de l’incompréhension manifeste qui a toujours entouré celui qu’on décrivait parfois trop vite comme la grande conscience morale de la gauche, leader d’une deuxième gauche qui bâtit trop tard une social-démocratie à la française. Comme un signe, aussi, que Michel Rocard comprenait encore la jeunesse française, dont une grande partie fut biberonnée à l’Union européenne mais qui rejette aujourd’hui sa construction et ses dogmes en l’associant au chômage de masse et à la bureaucratie.
Michel Rocard n’était pas seulement cet homme d’Etat auquel François Mitterrand avait barré la route par pure tactique politique. C’était aussi et surtout un homme profondément jeune dans sa tête, et qui a toujours su défendre des idées en rapport avec son temps. François Hollande, qui l’avait élevé au rang de Grand-Croix de la Légion d’Honneur en novembre 2015, lui a d’ailleurs rendu hommage en saluant une «grande figure de la République et de la gauche», qui incarnait «un socialisme conciliant utopie et modernité». «Michel Rocard ne dissociait jamais son action de ses idées», a ajouté le président de la République dans un communiqué, lui qui avait fait campagne en 2012 en mettant l’accent sur la jeunesse, avant de la décevoir. «C'était un rêveur réaliste, un réformiste radical, animé par le mouvement des idées, le sort de la planète et de la destinée humaine.»
Un révolté
En 1969, lorsqu’il est, à 38 ans, le candidat du PSU à la présidentielle, Rocard plaît déjà aux jeunes, qui voient alors un homme s’opposer à la vieille gauche en brandissant certains idéaux de Mai 68. Le parti est alors un laboratoire d’idées plus qu’un véritable parti destiné à prendre le pouvoir. Ce qui, à l’époque, est plutôt novateur...
Au fond, Rocard est un rebelle, un révolté. Il laissera dans l’histoire l’image d’un homme de gauche, mais d’une gauche moderne et renouvelée, qui n’a pas vraiment d’héritier, même si Manuel Valls pourrait prétendre au titre. Car Rocard est d’abord quelqu’un qui n’a jamais trahi ses convictions et parlait «vrai», en pensant qu’il valait mieux briser les tabous plutôt que de les subir. «Le système fonctionne pour le divertissement», disait-il encore quelques jours avant sa mort. C’était en fait un homme attaché à son époque, dont le souci était d’abord de comprendre la réalité avant d’en tirer profit.
Il y avait chez Michel #Rocard quelque chose d'éternellement jeune et d'obstinément libre qui est l'essence même de la gauche. #tristesse
— laurence rossignol (@laurossignol) 2 juillet 2016
C’est la raison pour laquelle, en 2012, il avait répondu positivement aux Éditions Gallimard, qui l’avaient sollicité pour signer un livre qui s’adressait à la jeunesse. Le titre, était La politique, ça vous regarde, avec, en haut à droite de la couverture, un dessin représentant l’ancien Premier ministre tenant entre ses mains un panneau qui indiquait «A vous les jeunes!» Comme s’il était temps pour lui de passer le relais et d’inciter les jeunes à prendre leur destin en main. Comme si sa mission importante était désormais de favoriser le renouvellement politique que beaucoup d’autres, dans sa génération, ne voulaient absolument pas voir arriver. Il avait beaucoup hésité à publier ce livre, co-écrit avec Pierre Boncenne et illustré par El Don Guillermo, mais l’urgence de la situation l’avait incité à s’y mettre.
«La politique est en déshérence, se déconsidère, ne recrute plus de jeunes talents. C’est un métier très dur, violent», confiait-il à La Croix. «Expliquer ce qu’est la politique est devenu plus compliqué, et j’avais plutôt envie de laisser cette tâche à d’autres [...] Beaucoup de jeunes continuent à s’engager pour ce qu’ils croient, mais surtout dans les ONG. La politique a en effet un caractère très national, alors que la vraie souffrance est mondiale.»
«Si vous ne voulez pas vous en occuper, la politique s’occupera de vous»
Dans ce livre où il écrivait qu'«il est vital de donner à la politique un nouvel élan», il racontait les sources de son engagement politique, dès 15 ans, lorsqu’il découvre avec ses amis scouts l’enfer des camps nazis. «Un jour, au cours du printemps 1945, notre chef de troupe nous apprit que la prochaine activité ne serait pas une balade en forêt, mais l’accueil des déportés, des hommes et des femmes revenus de l’horreur», écrit-il. «Je me souviens qu’il fallait les aider en les tenant par le bras d’un appui très ferme, et jamais je n’ai oublié ces terribles images.» C’était le départ de 70 ans de combats politiques.
Avec un ton volontairement pédagogique, Rocard brosse dans ce livre l’origine et l’objectif de la politique, qu’il a toujours voulu faire en s’appuyant sur la morale et l’éthique. «Trop de gens la conçoivent comme un moyen de promotion, voire comme une possibilité de se procurer de l’argent facile. Ce n’est pas admissible», ajoute-t-il, lui qui fut à l’origine du revenu minimum d’insertion (RMI), afin de transformer le système d’aides aux plus démunis pour mieux lutter efficacement contre le chômage, qui touchait en 1988, lorsqu'il devint Premier ministre, près de 3 millions de personnes. Le chômage, ce fut d’ailleurs son grand combat et même son obsession. Ce fléau qui touche aujourd’hui une jeunesse désillusionnée, Rocard a tenté de le combattre de toutes ses forces, sans réellement y parvenir.
Vers la fin de cet ouvrage, il signe un chapitre intitulé: «Il est urgent de s’engager!». «Quiconque observe la vie en société découvre vite de multiples raisons de s’indigner», explique-t-il, tout en refusant de se classer parmi les «pessimistes». Car Rocard ne se contentait pas de s’indigner. Il faisait de la politique. Celle qui peut changer la vie. «C’est précisément quand la situation est difficile avec beaucoup de risques de dérives qu’il devient d’autant plus nécessaire de faire de la bonne politique, compétente et intègre. Je fais le pari que la jeune génération montante le comprend et ne demande que cela, à condition que l’on prenne la peine de lui montrer quels sont les enjeux de la politique.» Il concluait: «La politique est une chose importante: si vous ne voulez pas vous en occuper, elle s’occupera de vous.»
Sa leçon sera-t-elle entendue?