Slate.fr vous propose tout l’été des histoires mystérieuses impliquant de grands écrivains. Pour ce troisième volet: Vladimir Nabokov.
Nombre d’écrivains aimeraient connaître la popularité de Vladimir Nabokov, ses scandales et ses éloges. Quel était son secret? L’auteur russe était un multilingue enthousiaste. Lolita fut rédigé en anglais avant de l’être dans sa langue maternelle (il l’a traduit lui-même par la suite, sans en être pleinement satisfait). Dans un français peut-être meilleur que certains d’entre nous, il participa aussi à la traduction du livre sous l’égide de Gallimard. À côté de sa carrière d’écrivain, Nabokov était un féru de lépidoptérologie. Plus qu’un passionné du dimanche: il obtint le poste de conservateur au musée de zoologie comparée à Harvard dans les années 1940. Un papillon porte son nom, le Genus Nabokovia. Pour compenser ces brillants attributs, il n’avait jamais appris à conduire ni même à fermer un parapluie.
Tous les étés, il partait ainsi avec sa femme Vera au volant sur les routes des États-Unis à la recherche de spécimens de papillons. À ses côtés, Nabokov n’observait pas le paysage. Il écrivait. Il révéla sa méthode de travail à Herbert Gold dans The Paris Review:
«La forme de la chose précède la chose. Comme des mots fléchés dont je complèterais les cases dans l’ordre que je veux. Je remplis ces cases sur des fiches Bristol jusqu’à la fin du roman. J’ai un emploi du temps flexible, mais des outils de travail précis: des fiches Bristol à lignes, bien découpées, pas trop dures, et des crayons avec une gomme au bout.»
Vision de l’œuvre finale
Dans le New York Times, une interview nous apprend que ces fiches Bristol étaient un peu particulières:
«[Elles] sont spécialement commandées par ma papeterie. Je dis qu’elles sont spéciales parce que celles que l’on trouve d’ordinaire dans le commerce ont des lignes sur les deux faces. Or si, dans un sursaut d’inspiration, une carte glisse sur le sol, que vous la ramassez sans faire attention et que vous poursuivez votre écriture, il peut arriver –c’est arrivé– que vous remplissiez le verso de la fiche, disons, 107. Alors vous n’arrivez plus à remettre la main sur la fiche 103, et c’est parce qu’elle se trouve au dos de la fiche déjà utilisée.»
Caricature de Vladimir Nabokov (1911, auteur inconnu) | via Wikimedia Commons (domaine public)
Cette méthode lui permet, à la manière du scénariste (ou du peintre, selon sa propre comparaison), d’avoir une meilleure vision de l’œuvre finale sans avoir à suivre une frise chronologique. À Playboy, il dit:
«Je ne commence pas mon roman par le début. Je ne termine pas le chapitre trois avant de m’atteler au chapitre quatre. Je n’écris pas consciencieusement une page après l’autre. Non, j’écris un peu de ci, un peu de ça, jusqu’à ce que tous les chapitres soient complétés.»
Une fois les fiches Bristol terminées –et réécrites avec annotations en français, russe et anglais–, Vera recopiait l’ensemble pour lui donner forme. Vladimir Nabokov avait donc plusieurs dettes envers sa femme: Vera a également sauvé Lolita des flammes un soir où l’auteur, éreinté, voulut brûler lesdites fiches Bristol. Car le principal secret des génies, c’est cette personne capable de croire plus fort en eux qu’elle ne croit en elle-même.
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