Je suis né en 1954 et, il y a encore peu de temps, il me semblait que la fin des années 1960 avait été la période de convulsions politiques la plus considérable que j'avais pu connaître. Mais a posteriori, même en considérant l'action de la Guerre du Vietnam et du mouvement pour les droits civiques sur l'évolution de la culture américaine et le chamboulement des partis politiques, ces tempêtes insensées semblent plutôt relever des oscillations normales d'un système politique relativement stable. Ce qui n'a rien à voir avec l'époque actuelle. La révolte civile contemporaine –aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Europe– pourrait bouleverser la politique d'une manière totalement inédite à l'échelle de mon histoire.
À la fin des années 1960, comme aujourd'hui, les élites s’affolent –sauf qu'à l'époque, elles fuyaient des gosses se rebellant contre leurs parents. Aujourd'hui, elles fuient les parents. L’extrémisme est devenu mainstream. L'une des caractéristiques les plus manifestes du vote pro-Brexit aura été la répudiation totale des banquiers, des économistes et des chefs d’État occidentaux ayant mis en garde les électeurs contre les dangers d'une scission avec l'Union européenne. Le Premier ministre britannique David Cameron était persuadé que les électeurs allaient se ranger du côté des experts et de leur quasi consensus. Ce qui prouve combien il s'est leurré sur son propre peuple.
Le fiasco des partis traditionnels
En Grande-Bretagne, la crise touche autant le parti conservateur que les travaillistes. Les Britanniques connaissent leur heure de vérité, celle qui se profile pour les États-Unis. Si Donald Trump perd et perd salement (pardonnez mon farouche optimisme, mais je pense qu'il perdra), le Parti républicain pourrait souffrir d'une rupture historique entre sa base ignare et sa classe dirigeante encravatée. En France, le Parti socialiste risque de subir un fiasco similaire lors de l'élection présidentielle du printemps prochain: des sondages indiquent que, s'il se représentait, François Hollande ne passera pas le premier tour. Et dans toute l'Europe, les partis d'extrême droite exigent leur propre référendum de sortie de l'UE.
Certes, il est possible que toutes ces pièces politiques sautent en l'air et retombent à peu près à leur place de départ, mais le résultat du référendum britannique montre combien un changement a priori incroyable n'a désormais plus grand chose de choquant. Où, alors, ces pièces pourront-elles aller? L'Europe donne déjà une direction. Dans une majorité de pays, les partis d'extrême droite et nativistes arrivent en tête des sondages. Pour l'instant, aucun n'a réussi à rafler une majorité d'électeurs, même si fin mai, Norbert Hofer, leader du FPÖ et friand de symbolique nazie, était à un cheveu de remporter la présidentielle. Entachée d'irrégularités, celle-ci a été annulée par la justice le vendredi 1er juillet. Un nouveau scrutin sera probablement organisé à l'automne.
On pourrait voir des fragments de partis rompre avec leurs attaches d'origine et former un nouveau centre, défenseur du pragmatisme et de la gouvernance efficiente
À gauche et à droite, les partis traditionnels pourraient de plus en plus combiner leurs forces pour repousser les nationalistes. Un phénomène qu'a connu la Suède, où un parti de centre droit fait office de partenaire minoritaire au gouvernement de centre-gauche. En France, si le Parti socialiste est effectivement distancé dès le premier tour, il appellera très certainement à voter pour le candidat des conservateurs LR afin de barrer la route au Front national.
Une nouvelle donne politique
De telles coalitions informelles réussiront peut-être à survivre en attendant que la fièvre baisse. Mais les impératifs de la cohabitation pourraient aussi occasionner un véritable réalignement. En d'autres termes, on pourrait voir à droite et à gauche du centre des fragments de partis rompre avec leurs attaches politiques d'origine et former un nouveau centre, défenseur du pragmatisme, du méliorisme, du savoir technique et de la gouvernance efficiente contre les forces idéologiques qui se regroupent de tous côtés. Il n'est pas difficile d'imaginer le Parti républicain aux États-Unis –et sans doute le Parti conservateur britannique, si jamais le Brexit se passe atrocement mal– perdre le contrôle de ses rangs atrabilaires et nationalistes, et se reformer dans le genre de partis traditionnels et tournés vers l’entreprise qu'ils étaient voici une génération, avant que leur ferveur idéologique ne les pousse dans un cul-de-sac. Soit, sans doute, le seul choix qu'il leur reste avant la péremption.
Fondamentalement, c'est bien la mondialisation qui est au cœur du problème. Le Brexit, Trump, le Front national et consorts montrent combien les élites politiques ont sous-estimé la colère que pouvaient susciter les mouvements trans-nationaux, et cette soif que quelqu'un, quelque part et par des moyens quelconques, réussisse à faire revivre le monde d'hier. On pourrait s'étonner que cette réaction arrive aujourd'hui, et pas au lendemain immédiat de la crise de 2008, sauf que l'atténuation de la crise aura fait naître une impression nouvelle de stagnation. Face aux perspectives de croissance nulle en Europe, et d'augmentation minimale des revenus aux États-Unis, les électeurs se rebiffent contre les sombres heures que leur promet le long terme.
Valeurs et tradition
Et la mondialisation concerne autant l'économie que la culture: les personnes d'un âge certain, dont le monde familier commence à disparaître sous un fatras de langues étrangères et de célébrations multiculturelles agitent leurs petits poings contre les élites cosmopolites. J'étais récemment en Pologne, où un parti d'extrême droite tirant sur la corde du nationalisme et de la tradition gagne en puissance, malgré des années d'indéniable prospérité permise par un régime centriste. Ses partisans usent et abusent des mêmes termes pour justifier leur vote: les «valeurs» et la «tradition». Ils ont choisi la vraie Pologne d'antan, contre la modernité de l'Europe occidentale.
Il est possible que la politique se réaligne elle-même autour de l'axe de la mondialisation, avec les teigneux d'un côté et les pragmatiques de l'autre. Les nationalistes séduiront les blancs des classes ouvrières et moyennes, qui se verront comme les défenseurs de la souveraineté. Le centre réformé inclura ceux que la mondialisation avantage, ainsi que les pauvres, les non-blancs et autres marginaux qui comprennent combien la célébration de l'identité nationale les exclue.
Évidemment, à droite comme à gauche, les partis traditionnels cherchent à s'attirer les faveurs des nationalistes renfrognés. Parfois, le phénomène est une capitulation pure et simple, à l'instar de Nicolas Sarkozy, ancien président désireux d'être le prochain, qui dénonce la «tyrannie des minorités» et invoque la «France de toujours» d'un passé blanc comme neige. Plus à gauche, Hillary Clinton a tiré un trait sur son passé libre-échangiste pour séduire les syndicalistes et tous ceux qui entendent protéger les frontières nationales contre le marché global. Reste que la gauche et la droite se divisent sur la meilleure marche à suivre pour atténuer les effets de la mondialisation et gérer le vaste afflux de réfugiés et de migrants. La menace extrémiste pourrait ne pas être suffisante pour les inciter à faire cause commune.
Non seulement faut-il dire aux gens qu'ils hallucinent, mais la tâche des gouvernants est bien de les faire sortir de leur délire
Élites et «ignorants»
Le schisme qui s'ouvre sous nos yeux ne relève pas uniquement de la politique, mais aussi du rapport à la réalité. Les forces pro-Brexit l'ont emporté parce que des politiciens cyniques n'ont eu aucun scrupule à alimenter la paranoïa des électeurs, en leur mentant sur les dangers de l'immigration et les coûts de l’adhésion à l'UE. Certains commencent à admettre leurs mensonges. Donald Trump, bien sûr, aura poussé un cran plus haut la barre de la perfidie populiste et du jeu sur les peurs des électeurs, que ce soit en matière d'immigration, de commerce extérieur ou de n'importe quel autre sujet. Le Parti républicain, qui débordait déjà d'anti-science et de déni de réalité économique, s'est jeté dans les bras d'un homme qui fabrique ce faux réel où les ignorants se sentent comme chez eux.
Oh, pardon, j'ai utilisé le terme d'«ignorant»? Oui, tout à fait. Non seulement faut-il dire aux gens qu'ils hallucinent, mais la tâche des gouvernants est bien de les faire sortir de leur délire. Est-ce que c'est «élitiste»? Sans doute. Ou peut-être en sommes-nous tellement venus à glorifier l'authenticité de la moindre conviction personnelle qu'il est désormais «élitiste» de se fier à la raison, à l'expertise et aux leçons de l'histoire. Dans ce cas, les partis qui admettent la réalité doivent se préparer à affronter ceux qui la nient et combattre les borgnes qui règnent sur ces aveugles. Si tel est le réajustement à venir, il y a des raisons d'être impatient.