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Au Congo, pas facile d'arrêter un violeur présumé et ses 67 complices

Temps de lecture : 7 min

Depuis trois ans, le gouvernement ne faisait rien pour arrêter un puissant politicien suspecté d'organiser les viols collectifs de 50 petites filles –jusqu'à ce qu'une journaliste s'en mêle.

La lumière dans cette salle de conférences de Bukavu était verdâtre et maladive. J'y étais installée depuis plusieurs heures, à écouter les témoignages de survivantes de viol pour un article, quand quelqu'un se pencha à mon oreille et y chuchota l'innommable: dans un village voisin de cette région de l'est de la République Démocratique du Congo, des bébés étaient victimes de viols collectifs.

Sous les néons blafards, la chercheuse d'une ONG me donna quelques détails. «Elles sont toutes petites. Parfois 3 ou 4 ans, me dit-elle. On ne sait pas comment les hommes réussissent à entrer dans les maisons, mais ils enlèvent les enfants sans réveiller personne.» Les agressions avaient commencé six mois plus tôt, en juin 2013, et même dans un pays où la violence sexuelle est endémique, l'affaire soulevait le cœur de la population. On parlait de bébés.

La ville témoin de ces viols, Kavumu, est dévastée de misère, même si on se place à l'échelle congolaise. Ses habitants vivent dans de loqueteuses cahutes en torchis ou en planches de bois. Les enfants dorment entassés dans un ou deux lits, dans une même pièce. Il n'est pas rare qu'une chambre en accueille une huitaine. Que des hommes parviennent donc à enlever des petites filles au milieu de la nuit, sans réveiller le reste de la maisonnée, tenait du mystère. Selon la rumeur, les agressions avaient trait à la sorcellerie –parce que le sang d'une vierge est censé fortifier son violeur avant une bataille. On disait aussi que les kidnappeurs pulvérisaient une sorte de somnifère en arrivant sur les lieux.

Événements isolés

L'année suivante, le nombre de cas allait augmenter. À l'heure où j'écrivais un article sur le sujet, en avril 2015, l'hôpital de Panzi –célèbre pour sa prise en charge de victimes de violences sexuelles– s'était occupé de 35 petites filles. Toutes avaient nécessité, selon les mots de son directeur, Denis Mukwege, une «chirurgie lourde». Reste que ces agressions étaient toujours considérées au cas par cas, comme s'il s'agissait d'événements isolés.

Lors de ma phase de documentation, je m’étais rapprochée des autorités congolaises pour leur demander ce que le gouvernement comptait faire pour stopper ces crimes. Quelques jours avant la mise en ligne de mon article, le gouvernement congolais s'était dépêché d'annoncer une «enquête nationale» sur les viols de Kavumu. Une bonne nouvelle, sauf que rien n'allait bouger pendant plus d'un an.

Des États-Unis, j'ai voulu suivre le déroulé de cette «enquête nationale», mais le gouvernement –et, plus précisément, le bureau de Jeanine Mabunda, Conseillère spéciale du chef de l’État en matière de lutte contre les violences sexuelles– allait rester portes closes. Après six mois de questions sans réponse, j'allais apprendre par une source congolaise qu'un unique enquêteur avait été assigné à ces dossiers, sans que Kinshasa ne lui procure de formation, de financement ou n'importe quel autre moyen. L'ancien directeur de l'unité spécialisée contre les violences sexuelles au Nord Kivu, le commandant de police David Bodeli, avait été convoqué à la capitale. On lui avait dit qu'il fallait élucider ces crimes. Et l'action du gouvernement s'était arrêtée là.

Un suspect identifié

J'allais donc décider de revenir au Congo, pour tenter d'y voir plus clair. Le jour de mon arrivée à Bukavu, à la fin décembre, une petite fille de 3 ans venait de se faire admettre à Panzi. Dans la nuit, elle avait été kidnappée et violée par plusieurs hommes. La douleur la clouait à son lit, elle ne pouvait plus marcher. Dans le service, la semaine précédente, deux autres petites filles avaient été hospitalisées. L'une avait 5 ans, l'autre 6.

De leur voix blanche, le regard sidéré, ils allaient m'expliquer la terreur qui constituait désormais leur existence

Les jours suivants, j'allais m'entretenir avec des médecins, des psychologues, des travailleurs sociaux, des militants de la société civile, des représentants du gouvernement, des serveurs de restaurant –soit à peu près quiconque, dans les environs de Bukavu et Kavumu, susceptible de m'apprendre quelque chose sur ces crimes. J'ai rencontré des douzaines de parents et neuf autres petites filles violées. De leur voix blanche, le regard sidéré, ils allaient m'expliquer la terreur qui constituait désormais leur existence, comment ils n'arrivaient plus à trouver le sommeil.

Psychologiquement parlant, cette ville était en ruines.

Pour autant, quand je suis repartie deux semaines plus tard, j'étais optimiste. On pouvait constater de réels progrès dans l'aide apportée aux victimes. Coopera, une ONG espagnole, s'était associée à l'hôpital de Panzi pour offrir aux filles et à leur famille des séances de psychothérapie, très utiles de l'avis des parents qui ont pu m'en parler. Sur le plan criminel, aussi, les choses semblaient avancer: un groupe de travail rassemblant des employés de Panzi, d'ONG et de l'ONU avait été constitué et collaborait étroitement avec Bodeli, en lui fournissant notamment des éléments utiles à son enquête. Et ils avaient un suspect: Batumike Rugimbanya, parlementaire du CCU (la Convention des Congolais Unis, parti formant une alliance avec le PPRD du président Joseph Kabila), chef présumé d'une milice locale faisant régner sa loi dans la région. Selon une source proche du gouvernement, le groupe de Rugimbanya aurait été l'auteur des enlèvements et des viols. Les arrestations, pensais-je, n'allaient pas tarder.

Coup de force

Nous étions début janvier. Au cours des cinq mois suivants, quatre nouvelles petites filles seront violées, sans que Rugimbanya ne soit inquiété ni gêné dans ses déplacements. Au total, on dénombre environ 50 victimes, âgées de 8 mois à 11 ans. Deux d'entre elles n'ont pas survécu à leurs blessures.

Le 20 juin, au lieu d'attendre encore plus longtemps, j'ai écrit une tribune (1) dans le Guardian interrogeant l'inaction du gouvernement congolais dans cette affaire.

Le lendemain, soit 12 heures après la publication de ma tribune –et trois ans après les premières agressions–, le chef de bande présumé est subitement arrêté avec 67 de ses miliciens, des hommes ayant eu maille à partir avec l'armée congolaise. L'opération s'est déroulée au petit matin et a mobilisé 120 soldats. Aucun coup de feu n'a été tiré, me dira Bodeli en SMS le lendemain. Selon ses informations, Rugimbany est le seul homme arrêté en possession d'une arme.

Sans conteste, ces arrestations sont un pas dans la bonne direction. Mais le véritable test pour le gouvernement –fait-il réellement tout ce qu'il peut pour stopper les viols de Kavumu, comme tous les autres dans le reste du pays?– est à venir.

Panne judiciaire

On sait combien la justice au Congo est dysfonctionnelle, surtout pour les milliers de victimes de viol –par exemple, aucune d'entre elles n'a encore reçu un centime de dédommagement, malgré les décisions judiciaires ordonnant de telles réparations. Reste que ces derniers mois, le groupe de travail luttant contre les viols de Kavumu a réussi à transférer les dossiers du système judiciaire civil au miliaire. Ce qui est une bonne chose: si les tribunaux civils ont globalement tout d'une blague, selon divers experts judiciaires avec qui je me suis entretenue, les cours militaires ont réussi ces dernières années à extirper quelques condamnations pour crimes de masse envers des victimes civiles.

Mais le système militaire est encore loin d'être parfait. En 2013, lors du procès de 39 soldats congolais accusés d'avoir violé au moins 76 femmes à Minova, dans la province du Sud-Kivu, seuls deux troufions ont été finalement condamnés. Aucun officier ne fut déclaré responsable, faute de preuves selon les explications que m'a données l'un des magistrats ayant travaillé sur ce dossier. Ce qui en dit long sur le manque de formation et de ressources des enquêteurs. Une situation qui ne s'est pas arrangée depuis, selon des experts judiciaires. Le Congo ne possède aucun système de collecte ADN, et même si c'était le cas, on douche souvent les victimes de viol quand elles arrivent à l'hôpital, dans un fâcheux espoir de les laver de leur affront.

Crimes contre l'humanité

Concernant les viols de Kavumu, il y a des raisons d'espérer une meilleure procédure. À l'hôpital de Panzi, à chaque victime soignée, les médecins ont méticuleusement consigné toutes les données possibles, qui a permis de préserver beaucoup de preuves matérielles (même si un certain nombre de petites filles n'a pas fait le déplacement jusqu'à cet établissement). De même, Physicians for Human Rights, une ONG américaine, a fait en sorte que tous les cas soient regroupés en un seul et même dossier, pour la tenue d'un seul et même procès pour crime de masse. Et malgré les maigres ressources fournies par Kinshasa, Bodeli a pu enquêter sur toutes les agressions, immédiatement après les faits.

On peut espérer que l'attention internationale portée à cette affaire garantisse un procès en bonne et due forme

Les hommes arrêtés ont été inculpés pour crimes contre l'humanité, viol, meurtre, participation à une insurrection et assassinat de personnel militaire, détaille Bodeli. On peut espérer que l'attention internationale portée à cette affaire garantisse un procès en bonne et due forme, même s'il n'est pas difficile d'imaginer la faute retomber, une fois de plus, sur des sous-fifres ou le suspect principal réussir à se dérober à la justice grâce à des pots de vin.

La peur

Mais même si la justice suit son cours et que le cauchemar de Kavumu arrive à son terme, les victimes nécessiteront des années de soins médicaux et psychologiques. Leurs familles devront, elles aussi, recouvrer une once de normalité dans un endroit où les maisons sont faites de bric et de broc et les portes impossibles à fermer à clé. Dans la communauté, les traumatismes sont si profonds qu'il n'est même pas certain que la justice soit suffisante pour apaiser la meurtrissure des âmes.

Il y a cinq mois, alors que j'étais à Kavumu, un père d'une victime m'avait dit ne plus arriver à dormir. «Tu as peur qu'ils reviennent et qu'ils prennent les petits, m'avait-il expliqué. Il faut que tu te lèves tout le temps, que tu ailles vérifier que les enfants sont bien dans leur lit.» Un des éléments salvateurs des arrestations, je l'espère, c'est que cet homme, comme d'autres parents, puisse enfin dormir à poings fermés. Pour la première fois depuis des années.

Je ne sais vraiment pas s'il pourra en être de même pour les petites filles. Elles qui porteront ce cauchemar en elles, dans leur corps, toute leur vie.

1 — Une traduction française bénévole de cette tribune est disponible sur le site personnel de Lauren Wolfe. Retourner à l'article

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