Culture

Kim Kardashian a-t-elle volé mille ans d’histoire?

Temps de lecture : 7 min

L’époque où les artistes blancs pouvaient impunément piller les autres cultures est terminée.

Illustration de Jeanne Detallante pour Stylist
Illustration de Jeanne Detallante pour Stylist

De tous les reproches qu’on pouvait faire à Justin Timberlake (C’est quoi ce nouveau single? Pourquoi Jessica Biel?), il y en a un qu’on n’avait pas vu venir. En mai, un certain Bill Ellison lance une pétition sur Change.org qu’il entend remettre au président Obama: «Rendre Justin Timberlake coupable de vol envers la communauté noire». Son crime? Avoir fait sa carrière (de son look à son groove en passant par ses pas de danse) en s’appropriant la culture noire américaine. «Les Blancs peuvent aimer la musique noire, mais ils ne devraient pas en faire.»

Si seulement 139 personnes ont à ce jour signé la pétition, celle-ci a été reprise par de nombreux médias américains qui croulent désormais sous les affaires d’«appropriation culturelle». Pas une semaine sans qu’un artiste ou une pop star ne soit accusé(e) de piller allégrement d’autres cultures: Beyoncé vole aux Indiens dans son clip avec Coldplay, Bieber vole aux rastas quand il tente les dreadlocks… Les rois de la pop dont vous likez chacun des posts Instagram sont-ils des génies capables de transcender l’air du temps ou les colons postmodernes? Bienvenue dans le débat du siècle.

1.Le nouveau point Godwin

L’embrouille. VMAs 2013. Miley Cyrus reprend son titre «We Can’t Stop», dans une mise en scène grandeur nature du clip du même nom, dans lequel on voit la Baby Disney, tout de blanc vêtue, twerker devant un parterre de danseuses noires installées en fond de scène. Très vite, le terme «cultural appropriation» explose sur Google Trend.

Après avoir été laminées, les cultures minoritaires sont parvenues à se développer, jusqu’à être récupérées par la culture dite majoritaire. Aujourd’hui, leur audience est suffisamment importante pour qu’elles puissent dénoncer cette récupération

Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires

Le fond de l’affaire. Si les chercheurs n’ont pas attendu Miley Cyrus pour parler d’«appropriation culturelle», la performance durant laquelle elle reprend à son compte des pas inspirés de la scène Bounce de La Nouvelle-Orléans, eux-mêmes inspirés de danses d’Afrique de l’Ouest, met le feu aux poudres. Face à cette fâcheuse tendance de la culture mainstream à tout remixer –en oubliant de créditer au passage–, des voix (et beaucoup de tweets) s’élèvent pour dénoncer cette forme de dépossession culturelle.

Dans un contexte de tensions raciales très fortes aux États-Unis, la notion qui aurait bien pu comater dans les abysses des revues universitaires nord-américaines –où elle a émergé dans les années 1990–, revient en force. Très vite, le sujet devient le point Godwin des clashs entre pop stars. Vanessa Hudgens se fait tacler parce qu’elle a un bindi, la marque rouge que les Indiens portent sur le front. Et Lana Del Rey agace le site féministe Jezebel avec sa fâcheuse manie de jouer les gangsters latinos (un peu chelou quand on a grandi à Lake Placid dans l’État de New York). Au point que vous vous demanderez bientôt si vous n’abusez pas en sortant avec vos babouches à 400 boules de chez Acne, alors que vous savez à peine qui dirige le Maroc. «Si le débat est aussi fort aujourd’hui, c’est grâce à l’essor des cultures minoritaires, avance Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran). Après avoir été laminées, presque au point de disparaître, elles sont parvenues à se développer, jusqu’à être récupérées par la culture dite majoritaire. Aujourd’hui, leur audience est suffisamment importante pour qu’elles puissent dénoncer cette récupération.»

2.Le grand pillage blanc

L’embrouille. Fashion Week printemps-été 2016, à Paris. Valentino fait défiler ses modèles pour une collection inspirée de «l’Afrique tribale» (tresses africaines, sacs à main ornés de masques africains, motifs masaï). La twittopshère fait rapidement le calcul: sur quatre-vingt-sept mannequins, seulement huit sont noires.

Le fond de l’affaire. La maison a eu beau rappeler ses bonnes intentions (défendre l’interaction des cultures), des voix s’élèvent pour dénoncer une forme de néo-colonialisme et l’utilisation de mannequins blancs pour représenter la beauté de la culture africaine. «Les créateurs de mode sont très régulièrement taxés d’“emprunt”, explique Kristell Blache-Comte, anthropologue à l’EHESS. Juridiquement, tant qu’un tissu ou un motif n’est pas protégé, le créateur a le droit de l’utiliser. Mais moralement, on leur reproche de réduire la culture à une esthétique, à un visuel.» Et donc de noyer les symboles et les particularités culturelles dans une grande soupe du mainstream (souvent désigné comme «la culture blanche»):

«On ne peut pas laisser dire que les bantu knots avec lesquels ont défilé les mannequins Marc Jacobs ont été inventés par les coiffeurs du créateur, s’insurge la star du voguing Kiddy Smile. Nous devons dénoncer ce genre d’erreurs car sinon elles feront l’histoire et nous ne pourrons plus rétablir la vérité.»

Une correction apportée il y a quelques semaines par l’actrice Lupita Nyong’o, qui a rappelé au Vogue US que, non, son chignon sculptural au Gala du Met n’était pas un hommage à Audrey Hepburn mais à l’Afrique. «Qui se souvient aujourd’hui des origines noires de la techno et du rock? interroge Louis-Georges Tin. Ce n’est pas parce que des “blancs” se vantent de leur avoir donné une visibilité que cela est moins problématique.»

Pour éviter ce type de pillage, le professeur de l’université canadienne Simon Fraser a par exemple publié un guide à destination des créateurs, pour les aider à éviter les appropriations douteuses.

3.La cash machine

L’embrouille. Khloé en niqab à Dubaï, Khloé avec une coiffe amérindienne, Kim jouant les muses callipyges pour le magazine Paper ou Kylie et ses tresses africaines. Le compte y est, les sœurs Kardashian ont littéralement fait leur beurre en jouant les Arturo Brachetti de l’appropriation culturelle.

Le fond de l’affaire. L’appropriation culturelle a la fâcheuse tendance à transformer la créativité des uns en argent pour les autres. «C’est le capitalisme de la pop culture, confirme Richard Méméteau, auteur de Pop culture, réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités (éd. La Découverte). Pour certains militants, il ne peut pas y avoir d’“échange” culturel car la position des blancs sera toujours dominante.»

De fait, il suffit que Khloé Kardashian (ou la mannequin Karlie Kloss) se balade avec une coiffe amérindienne sur la tête lors d’un festival pour que tout Instagram s’y mette (avec trois fausses plumes trempées par la pluie à We Love Green). Et que les marques suivent, comme Free People qui, en avril, a lancé sa collection capsule «Festivals» inspirée des Premières Nations, les peuples autonomes canadiens, en oubliant au passage la dimension spirituelle de son larcin. «Oui, c’est problématique d’utiliser une symbolique culturelle comme s’il s’agissait d’un costume, pour rendre son clip ou son personnage plus cool, explique Kaila Adia Story, chercheuse en Afro-American studies à Louisville. Quand une femme noire teint ses cheveux en bleu, porte des tresses ou accentue sa cambrure, on dira qu’elle est “ghetto”. Mais quand une femme blanche le fait, on dira qu’elle est branchée.»

De quoi agacer l’actrice Amandla Stenberg, qui ne s’est pas gênée pour commenter la photo Instagram de Kylie et ses tresses:

Oui, c’est problématique d’utiliser une symbolique culturelle comme s’il s’agissait d’un costume, pour rendre son clip ou son personnage plus cool

Kaila Adia Story, chercheuse en Afro-American studies à Louisville

«Quand tu t’appropries des caractéristiques des noirs mais que tu rates l’occasion d’utiliser ton pouvoir pour aider les noirs américains en attirant l’attention sur tes perruques et non sur les violences commises par la police ou sur le racisme #lesblancheslefontmieux.»

4.La naïveté française

L’embrouille. Mai 2015, alors que des étudiants américains s’apprêtent à s’enquiller de la tequila lors des célébrations de Cinco de Mayo, commémorant la libération mexicaine, plusieurs journaux étudiants leur rappellent comment s’amuser sans tomber dans les stéréotypes (adios les sombreros). En France, on préfère continuer à se focaliser sur l’assimilation culturelle.

Le fond de l’affaire. À part une poignée de militants et d’universitaires, le sujet se fait plutôt rare dans les polémiques françaises (peut-être parce qu’on est très préoccupés par le réchauffement climatique qui nous a flingué le mois de juin, mais c’est un autre débat). «Le phénomène est partout mais la connaissance est nulle part, tacle Louis-Georges Tin. Je crois que notre ethnocentrisme nous empêche de comprendre l’ampleur du phénomène.» Dans un pays qui s’est toujours vanté de son universalisme (comme Montaigne qui incitait à «voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui»), ne pas être autorisé à embrasser une autre culture choque encore. «Pourtant ça ne ferait pas de mal qu’on se pose ce genre de questions ici, lance Richard Méméteau. Histoire de sortir de notre naïveté qui consiste à croire que, prendre quelque chose à quelqu’un sans lui demander son avis, ce n’est pas grave.»

D’autant qu’en France la problématique de l’appropriation culturelle a des implications très concrètes: la question de la «restitution» des biens mal acquis par la France sur ses colonies a été prise à bras-le-corps par des associations comme le Cran, qui se sont donné pour mission de restituer le patrimoine des anciennes colonies françaises. En 2013, elles ont organisé une petite visite surprise au Quai Branly pour rappeler que la plupart des pièces qui s’y trouvent ont été volées à leur pays d’origine.

5.La tentation de l’autocensure

L’embrouille: début 2016, l’université d’Ottawa décide d’annuler une série de cours de yoga. Sa crainte? S’adonner à de l’appropriationnisme sans le vouloir en insultant une pratique hindoue millénaire.

Les raisons de la colère: les Canadiens ont-ils péché par excès de bonne volonté? L’Inde s’est doté d’un ministère du Yoga pour en faire connaître la pratique à travers le monde, il n’est donc pas évident que s’y mettre constitue un vol caractérisé. En France, la hantise, c’est que la culture se referme sur elle-même. «C’est un très vieux débat autour de la division du monde que l’on retrouvait déjà dans Orphée Noir de Sartre. Pour de nombreux auteurs, les cultures ont besoin d’être sourdes aux autres pour pouvoir s’affirmer elles-mêmes», explique Richard Méméteau qui, plus optimiste, voit dans ce débat un «moment» de la culture, qui permettra à chacune de se repenser par rapport aux autres:

«La question de l’appropriation culturelle va très certainement devenir la nouvelle grille de lecture de la production culturelle, conclut le philosophe. Depuis des années, on analysait la culture en se demandant: “Est-ce une œuvre commerciale ou non?” Je crois que nous sommes à une époque où l’on se demandera: “Est-ce une œuvre qui s’est adonnée à l’appropriation culturelle ou non?”»

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