Le grand cliché de l’élection présidentielle de 2016 consiste à dire que l’électorat américain est parcouru par un grand courant contestataire. Que les Américains sont à bout. C’est pourquoi les Républicains ont choisi Trump pour prendre la tête de leur parti –et de leur pays– pour les quatre prochaines années et pourquoi des millions de Démocrates se sont ralliés à Bernie Sanders, le sénateur du Vermont, dans la lutte acharnée qu’il mène contre Hillary Clinton.
De nombreux signes viennent conforter cette idée que nous serions dans «l’année de l’outsider». Plus de 78% des Américains ont une opinion défavorable du Congrès; près de 65% disent que le pays est sur de mauvais rails; et plus de 47% des électeurs enregistrés disent qu’ils pourraient porter leur voix sur un «candidat générique issu d’un troisième parti». Tous ces chiffres réunis indiquent une claire défiance à l’égard de notre système politique.
Mais l’opinion publique a de multiples facettes et, lorsque l’on sonde en profondeur les sentiments et les postions politiques des Américains, voilà ce que l’on constate: soit ce pays a perdu la tête, soit les Américains ne font pas face à une frustration unique et généralisée. Cette dernière aurait des conséquences profondes sur la manière dont notre système peut sortir du trouble actuel.
Tendances contraires
Certains éléments peuvent laisser croire à l’hypothèse de la folie: car les électeurs qui ont une opinion défavorable du Congrès sont également ceux qui vont réélire la plupart des membres de la Chambre et du Sénat, comme ils l’ont fait lors de toutes les élections précédentes de l’histoire récente. Ces mêmes Américains qui considèrent que le pays est sur de mauvais rails sont par ailleurs 50% contre 45% à approuver le bilan du président Obama. Un peu plus tôt en 2016, un sondage sur l’opinion publique publié par ABC News et le Washington Post, 24% des Américains se disent «en colère» contre le gouvernement fédéral, soit le score le moins élevé depuis cinq ans. Et 47% disent être mécontents, ce qui est également un score faible, comparé aux sondages antérieurs.
Bon. Et l’économie, alors? Les Américains sont-ils inquiets de leur situation? Lorsqu’on leur demande s’ils sont satisfaits de leur situation, comparée à celle du pays, 85% des Américains se disent satisfaits, contre 78% en 2013. Le moral des ménages est lui aussi en hausse, comparé aux années précédentes, et le nombre d’Américains qui se disent en moins bonne posture est en chute libre depuis l’élection présidentielle de 2012. Certes, malgré tous les problèmes de notre économie, la tendance générale est bonne. Les licenciements sont revenu à leur nombre d’il y a quatre ans; les créations d’emploi sont en hausse; les salaires sont en hausse; et le prix de l’essence n’a jamais été aussi bas depuis dix ans.
La plupart des Américains expriment leur satisfaction et même un certain optimisme. Malgré cela, ils insistent sur le fait qu’ils sont en colère contre le système politique et consternés par la manière dont le pays est dirigé
Le comportement des électeurs complique encore ce portrait très populaire d’un électorat au bout du rouleau. Car, malgré les discours sur la colère et le mécontentement de la primaire des Démocrates, il est également clair qu’une majorité de Démocrates soutient la candidate de l’establishment du parti, qui promet une continuité de l’action de l’administration Obama. Et si de nombreux signes montrent que les Américains sont mécontents du système politique –un sondage de NBC News et du Wall Street Journal, en novembre 2015, indiquait que 54% d’entre eux considéraient que le système était «bétonné» contre eux–, cela ne colle pas avec le fait que la plupart des Démocrates soutiennent la candidature d’Hillary Clinton ni avec celui que –avant même que Trump ne gagne– la plupart des Républicains étaient déjà satisfaits de leur candidat.
Il est difficile de s’y retrouver au vu de ces tendances contraires. Les conditions de vie sont correctes; le comportement politique est normal; et, quand on leur pose la question, la plupart des Américains expriment leur satisfaction et même un certain optimisme –à tel point qu’Obama obtient son meilleur taux de satisfaction de tout son second mandat. Malgré cela, les Américains insistent sur le fait qu’ils sont en colère contre le système politique et consternés par la manière dont le pays est dirigé. Et si les électeurs des primaires sont loin de représenter tous les Américains, la popularité manifestes de figures telles que Bernie Sanders et Donald Trump dit bien que quelque chose est en train de se passer politiquement en Amérique.
Désenchantement qui va perdurer
Mais, en tout état de cause, il faudrait éviter d’attribuer ces élections inhabituelles à une colère généralisée. Les électeurs ne sont pas tous frustrés au même degré ou pour les mêmes raisons, et leurs colères et frustrations, quelles qu’elles soient, ne se traduisent pas par un soutien massif aux candidats qui cherchent à en tirer parti. Ce qu’il conviendrait de faire, c’est plutôt de pointer du doigt la nature des expressions les plus saillantes de la colère et de la frustration.
À droite, la dynamique la plus importante est celle du ressentiment racial et d’une anxiété sur le statut des blancs, liées directement à un déclin des fortunes relatives de blancs américains, ainsi qu’à la montée en puissance d’un symbole non blanc par excellence en la personne du président Obama.
À gauche, il convient de se pencher sur les décombres d’une génération durement frappée par la grande récession et prise dans la tourmente de la montée des inégalités dans le monde. Et si les non-blancs sont mécontents de leur place dans la société, cela est dû à une discrimination aussi conséquente que largement visible, qu’elle se matérialise par un racisme anti-immigrants ou par les violences policières. Mais, même cette explication complique encore la question du mécontentement. Les noirs et les latinos ont connu le pire de la récession et de la reprise; de tous les Américains, ils sont ceux qui ont le plus de raison de vouloir faire péter le système. Malgré cela, ils soutiennent Hillary Clinton, partisans d’une petite amélioration du statu quo et pas d’une révolution politique. Peut-être craignent-ils les conséquences d’un renversement de l’ordre établi? peut-être que le bilan d’Obama a raffermi leur foi dans l’ordre démocratique tel qu’il existe?
Dans les faits, tout cela signifie qu’il n’existe pas de véritable cohérence permettant l’émergence d’une candidature indépendante ou d’un troisième parti car ces frustrations sont pour une large part antagoniques. Les Américains blancs et inquiets –soutiens de Trump– ne se rangeront jamais derrière un programme social-démocrate qui comprendrait des mesures pour une authentique justice raciale. (Ce qu’il ne peut que comprendre, au vu du nombre de non-blancs qui soutiennent une politique de gauche.) À l’inverse, les vingtenaires précarisés et les personnes non blanches plus âgées refuseraient de soutenir un programme visant à rétablir la domination blanche.
En l’absence d’une majorité nationale susceptible de satisfaire certaines portions de l’Amérique mécontente, il y a fort à parier que le désenchantement actuel va perdurer. Une présidente Clinton aura bien du mal à apaiser les craintes des blancs, liées à d’importants changements démocratiques. Et un président Trump –s’il poursuit son programme nativiste– ne fera que naître de nouvelles formes de peur et de colère. Les Américains aiment à croire qu’ils sont toujours capables de dépasser leurs divisions; Obama a lui-même pris la position qui est aujourd’hui la sienne sur le plan national en s’appuyant sur cette idée. Mais à l’heure actuelle et dans un futur proche, nous nous trouvons probablement dans une situation où toute réconciliation de nos mauvaises humeurs contradictoires est tout simplement impossible.