Le tribunal, c'est un peu comme un théâtre public, gratuit — avec des enjeux, certes, un peu plus sérieux qu'à la Comédie française. Les avocats sont dramaturges et comédiens à la fois. Les acteurs du procès Clearstream en ont fait la démonstration cette semaine. Les heures de plaidoiries savourées — ou subies selon certains commentateurs — par le public du tribunal étaient élaborées depuis des semaines, des mois par leurs artisans. Comment?
Le Coeur et le Droit
Pour réussir une bonne plaidoirie, deux ingrédients, indissociables et nécessaires: parler à l'esprit et au cœur du juge. Pierre-Louis Rouyer, jeune avocat et président de l'association Lysias qui organise des concours de plaidoiries, explique qu'il y a deux grandes étapes dans une plaidoirie traditionnelle: celle qui parle à la raison et celle qui parle au cœur: le droit et la péroraison. «La raison, ça veut dire rappeler les faits et rester assez neutre.» C'est de la technique, la pertinence et la rigueur dans le droit. «La péroraison est bien plus passionnante: elle ne dure qu'un bref instant, on s'émancipe des faits pour faire vibrer le cœur du juge, pris comme un adversaire quand on plaide. On arrive dans la salle avec l'idée que le juge est contre nous, et il s'agit de le faire changer d'avis».
La plaidoirie de Thierry Herzog, l'avocat de Nicolas Sarkozy pour le procès Clearstream, a duré quatre heures. C'est loin d'être la norme. La longueur banale d'une plaidoirie, c'est entre 10 et 20 minutes (sauf dans devant les jurés des cours d'assises, où elles durent plus longtemps), efficace pour donner tous les éléments sans endormir le juge... Christophe Bogliolo, 11e secrétaire de la Conférence du Stage, souligne que ce temps de parole est aussi lié à la connaissance du dossier. «L'instruction dure depuis des années: en 4 ans, Thierry Herzog a dû avoir beaucoup d'idées». Bogliolo souligne également que les clients aiment souvent que ce soit un peu long, ils trouvent important que l'on dise des choses sur eux. «Un certain type de clientèle demande de tonner de la voix; dans l'affaire Clearstream, les clients connaissent bien le droit, ils vont apprécier le côté plus juridique».
Mais c'est moins la péroraison que le discours rationnel qui a traîné en longueur dans la plaidoirie: Maître Herzog a rappelé avec minutie les déclarations des uns et des autres, en précisant, à chaque fois, le numéro de la cote du dossier concerné. Mais s'il n'a pas essayé de gagner «le coeur» du juge, il n'est pas dit non plus qu'il ait gagné sa raison. Le président Dominique Pauthe l'a interrompu: «Je vous demanderais d'être plus bref, moins long».
«Plus les avocats sont vieux, plus ils aiment s'écouter parler: et plus ils tiennent, plus ils sont contents», suggère aussi Rouyer.
Envolées lyriques
Les effets de manches ont quitté les prétoires: on n'entend presque plus les envolées lyriques, le moment où l'avocat élève la voix, et d'un timbre vibrant fait résonner des phrases ternaires solennelles, un peu compassées mais éloquentes. Le style a changé, et la féminisation grandissante de la profession contribue diminuer l'importance des voix de ténor, précise Bogliolo. La voix reste cependant un atout majeur: il faut savoir la manier en fonction de l'ambiance, du silence qui règne ou de l'agitation.
L'humour surtout, n'a pas de prix. C'est un merveilleux moyen pour mettre le juge de son côté. Certains ténors, comme Jean-Yves Le Borgne, tessiture d'opéra et répartie infaillible, en joue souvent. Avant de plaider, il lance parfois au juge: «Nous allons nous amuser». Le discours est pour lui une arme, la seule de sa profession. Son timbre impressionne, et il l'a énormément travaillé.
Certains avocats s'échauffent, avant d'entrer en scène, à la manière de comédiens. Les plus habiles ont des fiches: ne pas tout écrire, pour ne pas être tenté de lire de façon monotone face au tribunal; mais ne pas tout faire de tête, au cas où soudain la mémoire flanche. Les fiches empêchent un trop grand stress, mais en laissent juste assez pour faire monter l'adrénaline. Quelques plaideurs font des exercices de relaxation, combattent le trac que même (surtout?) les plus grands ressentent toujours. A l'Ecole de barreau, il y a quelques cours de rhétorique, à la limite de l'atelier théâtre: une dizaine d'heures, en petits groupes. «On fait tous les atliers assez classiques, parler face caméra, imiter la poire en levant les bras; ensuite on a certains confrères qui font des cours de théâtre en plus, ou des cours de chant pour apprendre à poser la voix», raconte Christophe Bogliolo. Les concours d'éloquence, de ceux des associations comme Lysias à celui, le plus prestigieux, de la Conférence du stage, maintiennent aussi l'importance de la discipline dans la profession.
L'observation
Mais il faut écouter au moins autant que se faire entendre.
Le juge, et les jurés en procès d'assises, sont analysés par les meilleurs avocats. Il s'agit de les observer, de les comprendre, de les cerner. «Lors des questions du juge, on repère son niveau intellectuel, sa culture. Si l'avocat le peut, il va le convaincre sur ce terrain-là. Je fais parfois des allusions littéraires, explique Rouyer. Ce n'est pas pour l'effet de la citation mais pour dire au juge: nous avons la même pensée.»
«Etre capable de voir un juré baisser les yeux à tel témoignage, à tel moment: c'est vraiment de la stratégie. Le juge, c'est pareil, quand il instruit, et pendant l'audience, il cligne des yeux, fait des moues, ou feint de s'endormir. C'est là une série d'indices très utiles.» Pour la plaidoirie, le droit ne suffit pas.
Charlotte Pudlowski
- Si vous voulez lire les plus belles plaidoiries, leur histoire et vous entraîner à imiter les maîtres, il existe des manuels.
- Si vous voulez lire la plaidoirie de Maître Sénard pour Flaubert poursuivi pour atteinte aux bonne moeurs à la publication de Madame Bovary.
Si vous avez aimé cet article, vous aimerez peut-être «En BD, Villepin serait pendu» ou «A quoi servent les quatre avocats de Villepin» ou encore «Clearstream, la justice privatisée»