Culture

«Ce qu’il reste de la folie», un documentaire pour dire le monde autrement

Temps de lecture : 5 min

Nouvel exemple des puissances du cinéma documentaire au contact de la folie, le film de Joris Lachaise interroge en beauté les méthodes de soin et les effets des influences culturelles, religieuses et coloniales.

Photos: DR
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On ne compte plus les exemples mémorables où le documentaire, allant à la rencontre de ceux qu’on dit fous, révèle le meilleur de ses qualités d’intelligence du monde et de ceux qui le peuplent. Cette capacité de générosité et de finesse répond à sa propre mise en danger par les comportements «déviants» de ceux qu’il filme, et l’ampleur des questions que ces comportements soulèvent, dès lors qu’on y prête attention sans les juger.

Depuis les fondateurs Regard sur la folie de Mario Ruspoli et Le Moindre Geste de Fernand Deligny, chef-d’œuvre sauvage, Titicut Follies de Frederick Wiseman et San Clemente de Raymond Depardon, puis La Moindre des choses de Nicolas Philibert, plus récemment grâce à Sandrine Bonnaire (Elle s’appelle Sabine), Malek Ben Smail (Aliénations), Valérie Mrejen (Valvert), Mariana Otero (À ciel ouvert) ou Wang Bing (À la folie), c’est plus et mieux qu’un genre ou un thème qui s’affirme. La preuve d’une capacité du cinéma d’ouvrir à d’autres sensibilités et à d’autres compréhensions, dont le sens excède infiniment la seule «aliénation mentale».

Traduire la folie

C’est à nouveau le cas avec Ce qu’il reste de la folie, le film de Joris Lachaise qui sort cette semaine. Son réalisateur est allé filmer dans l’hôpital psychiatrique de Thiaroye, dans la banlieue de Dakar. Ce choix engendre, pour nous spectateurs européens, un double écart: vis-à-vis de la maladie et vis-à-vis de l’Afrique.


Mais ce double écart traverse également l’existence même des occupants de l’hôpital, patients et soignants. Ce qu’est la folie, et ce qu’il convient de faire avec elle et ceux qu’elle tourmente, reçoit de multiples réponses, selon des cheminements plus complexes qu’une opposition entre science occidentale et savoirs traditionnels. C’est aussi ce que raconte le film, en accompagnant médecins, infirmiers, guérisseurs, patients et anciens patients.

«Comment dire “fou”?», s’interroge Tobie Nathan dans la préface au beau livre de Sybille de Pury Comment on dit dans ta langue? (éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2005). Car il s’agit bien de traduire. C’est à dire, en ce cas, de dire autrement ce qui se joue, entre des humains et leurs peurs, leurs pulsions, leurs désirs, lorsque les codes et les normes ne jouent plus leur rôle. Pour que cette traduction, cette redite qui déplace, agisse et transforme.

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Un traitement tout en finesse

Les soignants, diplômés de la fac de médecine ou héritiers de connaissances ancestrales, font ça, avec de multiples outils, en de multiples langages. Le cinéma aussi fait ça, avec ses outils et ses langages. Est-ce à dire qu’il soigne, lui aussi? Non, pas directement, pas «cliniquement». Mais il ouvre autrement le partage de ce monde qu’habitent inexorablement fous et non-fous.

Joris Lachaise fait ça, traduire. Il le fait en mobilisant deux ressources singulières, qui concernent précisément le cinéma, et légitiment encore davantage sa présence en ces lieux.

La première de ces ressources est une femme, elle-même cinéaste, qui fut aussi à plusieurs reprises internée à l’hôpital de Thiaroye. Khady Sylla, réalisatrice d’Une fenêtre ouverte, aujourd’hui décédée, a vécu la folie et les différentes manières d’y faire face, elle l’a filmée aussi. Elle raconte avec une finesse aigue, douloureuse mais jamais complaisante, ces parcours, et l’infini réagencement des contraintes, des souffrances, des partages, des ouvertures lumineuses.

Faire émerger d'autres approches

Nulle «mise en abime» ici de la cinéaste par un autre cinéaste. Mais bien au contraire, une mise à égalité, une reconnaissance de la contigüité au sein d’une vie de situations irréconciliables et pourtant toutes vécues. Un «montage» (au sens cinématographique justement), qui fabrique du commun –temps partagé, paroles écoutées, gestes étranges et pourtant acceptés. Explications savantes, magiques, délirantes, ou très simplement sages, reçues comme faisant partie d’une unique réalité avec laquelle les uns et les autres, et les collectivités, ont à s’arranger pour continuer d’exister le moins mal possible.

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Il y avait une folle dans le film de Khady Sylla, Aminta, il y a un fou, Thierno Seydou Sall, dans celui de Joris Lachaise. Un fou sage et longtemps silencieux, un poète habité de ses propres mouvements de corps et de paroles, au sein du jardin mystérieux qu’il s’est fabriqué.

Elle la cinéaste, lui, le poète, occupent leur propre place dans le film, comme ce garçon délirant et qu’il faut souvent maintenir en cellule, comme le marabout, comme la vieille dame qui soigne sans avoir les clés de ses actes. Et comme le Docteur Sara, le médecin qui travaille jour après jour à associer au mieux son savoir psychiatrique et les paysages mentaux de ses patients.

Il y a même, très présent même si invisible, cet autre docteur, Henri Collomb, qui a importé la psychiatrie au Sénégal dans les années 1950 en se mettant à l’écoute de pratiques locales. Depuis, et y compris du fait de médecins africains acquis aux approches élaborées en Europe (camisoles physiques et chimiques, protocoles codifiés), un long combat pour ouvrir d’autres approches, plus attentives à la réalité matérielle, mentale et imaginaire des personnes concernées, continue de se mener en arrière plan de la prise en charge effective des patients. Car bien sûr Ce qu’il reste de la folie ne raconte pas que l’histoire des quelques personnes qui apparaissent à l’écran.

La force de la beauté

Nul angélisme ni idéalisation de la folie ici, et pas plus des méthodes des uns et des autres, le charlatanisme, la crédulité, l’autoritarisme scientiste ou religieux (musulman comme chrétien) figurent en bonne place, également parties prenantes de ce monde.

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Nul angélisme mais le recours à la deuxième et décisive ressource mobilisée par le réalisateur, qui est aussi le chef opérateur et le monteur du film. Une ressource que faute d’un mot plus précis on appellera la beauté.

Pas un plan qui ne soit composé, visuellement et dans la durée, avec une attention extrême. Rien de décoratif dans cette exigence, mais la quête obstinée d’offrir à chacun et à chacune, dans des situations de détresse ou de dénuement, la meilleure chance d’exister aux yeux des autres – les spectateurs du film.

Montrant des lieux et des corps abimés par la misère, la maladie, la souffrance, écoutant des paroles parfois dérangeantes, parfois obscures, il leur offre les lumières et les ombres, les espaces et les temps qui les respectent au mieux.

Sans en dissimuler les aspérités et les douleurs, il cherche et trouve ce qu’une mise en images, en sons et en rythmes peuvent pour établir une place partageable entre regardeurs et regardés. Et alors? Et alors, oui, c’est drôle, c’est émouvant, c’est effrayant, c’est bourré d’idées qui ne concernent évidemment pas que les fous, pas que les Africains, pas que les médecins et les malades et leurs proches. Et c’est beau.

Ce qu'il reste de la folie

de Joris Lachaise. Durée : 1h33. Sortie le 22 juin.

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