
Depuis vingt-quatre heures environ, (une partie de) la France du football est suspendue à une vidéo d’une dizaine de secondes montrant le milieu de terrain Paul Pogba effectuer un geste équivoque à la fin du match France-Albanie (2-0) à Marseille, mercredi 15 juin. Bras d’honneur, pas bras d’honneur? Autour de ce geste insultant «supposé» –comme on dit d’un agresseur qu’il est «présumé»–, la machine médiatique s’est mise en branle.
L’agent du milieu de terrain de la Juventus, Mino Raiola, a démenti, de même que le joueur lui-même, qui explique s’être tourné vers sa famille en tribune et avoir fait sa «sarabande habituelle, bras en l’air et poing levé». On a eu recours aux témoins, tels N’golo Kanté et Samuel Umtiti, sommés de donner leur avis (spoiler: ils n’ont rien vu) sur le geste de leur coéquipier. On a même fait réagir Nicolas Anelka, le banni de Knysna en 2010, ou Christophe Dugarry, qui en son temps avait tiré à la langue à la tribune de presse et estime désormais que Pogba «est à côté de la plaque».
Ça, c’est pour le discours. Mais ce qui est fascinant, c’est l’image, telle qu’elle circule depuis dans les médias. Il y a les captures d’écran avec flou (telle celle que vous trouvez en haut de cet article) et une lumière qui peut varier selon l’origine de l’image.
Sachant bien sûr que l’image peut être prise quelques secondes plus tôt ou plus tard.
Il y aussi la version zoomée.
Et même, bien sûr, la mosaïque en quatre exemplaires.
Sans oublier évidemment la vidéo, plus ou moins longue, avec plus ou moins de ralentis en bonus.
Osons la comparaison face à l’importance historique de l’instant: cette vidéo de Paul Pogba est le film Zapruder de l’Euro 2016.
Comme le célèbre film tourné par Abraham Zapruder à Dallas le 22 novembre 1963 lors de l’assassinat de John F. Kennedy, elle est difficile à consulter: à l’époque, le procureur Garrison (interprété par Kevin Costner dans JFK) avait échoué à consulter l’original du film; aujourd’hui, il faut passer par nos voisins belges (et par internet) pour obtenir les images. Comme le film de Zapruder, il faut le décortiquer seconde par seconde pour mieux saisir toutes les subtilités et chercher LA vérité, comme le fait Kevin Costner dans le film au moment de l’exposé de la théorie de la «balle magique». Comme avec le film de Zapruder, on peut, tel le quotidien suisse Le Temps, se risquer à la lecture labiale («Et en lisant sur ses lèvres, on pourrait presque deviner qu’il crie “Salopes”, ou quelque chose qui y ressemble, à l’attention des journalistes français, “coupables” de l’avoir critiqué pour son manque d’impact lors du match d’ouverture contre la Roumanie»). Et que dire de la déclaration de Florent Houzot, le directeur de la rédaction de BeIn Sport, affirmant que «BeIN est supporter de l’équipe de France comme la plupart des Français et des médias, je l’espère», si ce n’est qu’il s’agit d’une manifestation de la raison d’État dont n’auraient pas à rougir la CIA et le FBI?
Dans un football où tout est fait pour tenter de limiter la place prise par l’interprétation (comme en témoigne l’instauration de la goal-line technology), cette polémique est en fait réjouissante. Et on ne peut que se délecter que la France en soit à l’origine, elle qui avait déjà fourni au monde, il y a quasiment dix ans jour pour jour, un premier exemple de Zapruder footballistique avec le coup de tête de Zidane.