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La «transversalité» fait turbuler l'Espagne... et demain l'Europe?

Temps de lecture : 9 min

Le mot, qui traverse tout juste les Pyrénées et arrive de Madrid, est le reflet d'une campagne électorale où la rivalité entre Podemos et les socialistes a pris un tour historique.

Alberto Garzon et Pablo Iglesias à Madrid, le 10 juin 2016. GERARD JULIEN / AFP.
Alberto Garzon et Pablo Iglesias à Madrid, le 10 juin 2016. GERARD JULIEN / AFP.

Les élections législatives du dimanche 26 juin en Espagne constituent un champ d’expérimentation pour la transversalité, notion encore invoquée par Pablo Iglesias lors du récent débat télévisé des quatre principaux candidats.

Dans le débat actuel, cette transversalité consiste en la définition d’une frontière politique élites-peuples. Stratégie permettant in fine d’édifier un «sujet politique nouveau» par la «construction» d’un «peuple», elle transcende l’aporie des «gauches irréconciliables» et permet d’envisager un processus de transformation. Elle constitue surtout une prolongation des thèses d'Antonio Gramsci et un effort de redéfinition des formes politiques dans la crise.

La gauche a perdu, mais elle n'est pas finie

Au fil des dernières décennies, avant la crise financière et économique de 2007-2008, l’accroissement des interdépendances entre Etats et entre individus et l’évolution du système capitaliste avaient contribué de manière importante à la mutation des clivages.

Faisons un bref tour d’horizon. La social-démocratie européenne subit une lente érosion depuis trois décennies. Le centre-droit (démocrate-chrétien ou conservateur) est entré en crise existentielle ou est soumis aux pressions constantes des nouvelles droites radicales qui parviennent parfois à participer au pouvoir. Ce que l’on peut appeler droitisation n’est rien d’autre que la capacité d’articulation par des forces politiques d’éléments divers à leur profit: elle n’est pas univoque, loin s’en faut; elle n’est en rien unilinéaire; elle est même souvent contradictoire si l’on considère la vaste gamme de variantes idéologiques et de mouvements qui en tirent profit sur l’ensemble du continent.

Les questions relatives à l’angoisse face à un «déclin» perçu comme civilisationnel, les «paniques morales» de plus en plus nombreuses, la captation de formes diverses de rejet de l’islam et des populations immigrées venues de pays à majorité musulmane ont donné, au cours de l’année écoulée, une puissance réelle à des formations comme le FPÖ en Autriche, l’AfD en Allemagne, la Lega Nord en Italie ou l’UDC en Suisse. Ces processus sont connus. Faut-il s’arrêter à ce morne constat?

Si les gauches ont bien perdu le combat culturel, si la gauche telle que nous l’avons connue n’existe plus, si elle a été défaite sur le plan culturel, idéologique, politique, social et électoral, il ne s’agit pas d’un épilogue. Il s’agit plutôt, par la conscience de cette série de défaites, d’un point de départ nouveau.

L’Espagne de 2016 condense deux débats appelés à prendre de l’importance au sein des gauches européennes. Quelle grille d’analyse utiliser pour comprendre ce qui se déroule de manière accélérée sous nos yeux? Quelle stratégie pour y répondre?

Y répondre, c’est évidemment reprendre le fil de débat théoriques anciens mais aussi comprendre les enjeux immédiats des gauches européennes.

Horizontalité

Au cœur de la pensée gramscienne se trouve la réflexion sur le «bloc historique», qui peut être défini comme le moment où la «structure» –c’est-à-dire ce qui relève directement du processus productif– et la «superstructure» –c’est-à-dire ce qui relève de l’idéologie et qui se développe soit dans l’appareil d’Etat, soit dans la société civile– se superposent totalement. Gramsci fait observer que les «faits de la superstructure» ne sont pas que des «apparences». Le domaine de l’idéologie (de la philosophie, de la culture) n’est donc pas un écran de fumée dissimulant la vérité des rapports productifs. Pour Gramsci, il n’est donc pas possible d’exclure «l’histoire éthico-politique» comme il n’est pas possible de réduire l’histoire à celle-ci.

La cohérence organique du bloc historique est assurée par une strate exerçant les fonctions d’intellectuels. Si l’hégémonie commence à l’usine, le rejet de l’économicisme reste une constante de l’analyse gramscienne. Il faut cependant que le moment de prise de conscience d’intérêts matériels liés à la structure économique laisse la place à un moment éthico-politique. Il est un moment où la solidarité naît, il en est un autre où cette solidarité laisse la place à un projet politique plus vaste.

C’est, par exemple, la force de Nuit Debout de partir de la loi Travail, d’en faire une synecdoque dans laquelle nombre de colères sociales se reconnaissent, sans s’y cantonner et d’embrasser une très vaste gamme de préoccupations, de colères, de rêves présents dans notre société. Nuit Debout, par son «horizontalité», fait transition entre l’économico-corporatif encore en maturation (la fragmentation territoriale pesant lourdement sur les capacités d’expansion du mouvement) et l’éthico-politique (le mouvement cherche une identité politique commune par-delà les référents hérités comme ceux du mouvement ouvrier et ceux anticipant un progressisme «post-fordiste» ou «post-industriel»), en quête d’un «universel concret».

Une tradition demeure «à gauche», celle qui postule que la vérité préexiste à celle qui est construite par les forces sociales. On connaît l’assertion selon laquelle les ouvriers votant FN seraient simplement trompés. Il suffit donc de rappeler l’intérêt matériel de chacun pour que le cours des choses «normales» reprenne, que les ouvriers votent à gauche (avec en guise de renoncement ultime l’assertion «Il y a toujours eu des ouvriers de droite ou d’extrême droite», ce qui est à la fois vrai et constitue une concession à un déterminisme assez détestable). Cette vision est fausse, on le sait depuis les travaux entrepris sur le vote ouvrier de classe, dans le monde anglo-saxon, en Europe et en France. Chacun forge sa vision du monde avec une relative autonomie, «en responsabilité» (pour parler comme un hiérarque socialiste).

Le bloc historique «néolibéral» est aujourd’hui également sérieusement ébréché. Qu’est-ce à dire? Le consentement à ce qui faisait sa force –une espèce d’évidence de tous les jours– est nettement moindre dans nos sociétés. Ce n’est pas un voile de mensonge qui se déchire et laisse apparaître la seule vraie vérité. Au contraire, c’est un moment où les identités politiques existantes sont fragilisées et s’adaptent, s’affaiblissent ou même disparaissent. Certaines, aussi, se développent.

Articulation des luttes

Au tournant des années 1980, une réflexion nouvelle, directement issue de la famille gramscienne, a contribué à renouveler un cadre théorique confronté à ces mutations d’ampleur. Portée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, elle constate la «prolifération» de combats sociaux qui ne se résument plus, loin s’en faut, à la lutte des classes qui, si elle n’a pas disparu, n’est plus la seule clé d’explication de la marche du monde.

Au sein même des combats sociaux, la dimension démocratique prend une importance plus grande. L’approfondissement démocratique concerne aussi bien les conflits dans l’entreprise qu’en dehors de celle-ci, ce qui correspond très exactement à ce que l’on constate avec Nuit Debout et contrecarre les vains efforts pour opposer syndicats et le mouvement né place de la République. Les «luttes», plutôt que de «converger», doivent être «articulées». De l’articulation de ces différents éléments dépend le succès d’une nouvelle stratégie radicale. Ces combats «nouveaux» dans la société ne sont pas un «luxe» que pourrait s’offrir la «Révolution» une fois celle-ci advenue. Au contraire, ces combats font muter la conception même de ce qu’une stratégie radicale signifie, en embrassant, en tous domaines, la question démocratique.

Au Royaume-Uni, à la même période que Mouffe et Laclau, Stuart Hall analyse en profondeur les difficultés rencontrées par le Labour, la fin du consensus «social-démocrate» et l’installation du thatchérisme comme réponse nouvelle –embrassant toutes les dimensions de la vie sociale et qu'il décrira comme un «populisme autoritaire»– à la crise. La «parenthèse libérale» ouverte en 1983 ne fait que refléter en France une mutation qui concerne l’ensemble des pays occidentaux. François Mitterrand aurait fait un autre choix économique (la sortie du SME, assortie d’une politique industrielle offensive), tous les problèmes liés à des mutations préexistant à 1983 et à la victoire de 1981 n’auraient pas trouvé une solution immédiate. L’opposition entre «nostalgiques» et «réalistes», entre une gauche «révolutionnaire» et une gauche intégrant des «contraintes», passe à côté de l’ampleur des enjeux, qui dépasse de très loin le destin électoral du pouvoir actuel en France.

Popularisées au sein de la galaxie altermondialiste, les thèses de Mouffe et Laclau trouvent un champ d’expérimentation après la crise de 2007-2008 au sud de l’Europe. La «transversalité» comme réponse stratégique y puise sa force actuelle. Sortir les masses de leur condition «subalterne» en les constituant en «sujet politique», tel est son objectif. Ce qui se joue en Espagne le 26 juin est, de ce point de vue, un moment extrêmement important au regard de la crise telle qu’elle se déroule depuis quasiment une décennie.

Pas construire la «vraie gauche», construire «un peuple»

La transversalité consiste justement à donner au camp «progressiste» les moyens de définir un «sujet politique» nouveau en définissant une frontière peuple-élite, et à imaginer ainsi une sortie «progressiste» de la crise. Il ne s’agit pas de construire la «vraie gauche», il s’agit de construire un «peuple».

Les amis du numéro 2 de Podemos Inigo Errejon, à la suite de Gramsci, Mouffe et Laclau, estiment que les intérêts matériels ne se traduisent pas directement dans le domaine politique, et notamment d’un point de vue électoral. Le bulletin de vote n’est jamais le reflet direct de ses nécessités et intérêts. L’un des principaux responsables de Podemos au Pays Basque, le député Eduardo Maura, rappelait en avril dernier que, loin d’être «modérée et ambiguë», la transversalité permettait une politique tenant compte de la grande variété des «expériences sociales» par la constitution d’une majorité sociale plus large ayant pour objectif de «récupérer la souveraineté populaire». Selon Maura, dans le contexte particulier du Pays Basque, la transversalité permet d’envisager le premier gouvernement local issu de Podemos.

Comme l’a bien souligné Fabien Escalona, Pablo Iglesias vise lui prioritairement le sorpasso, c’est-à-dire de doubler le PSOE. Dans un texte intitulé «Podemos à mi chemin», publié sur Contexto y Accion et traduit en français par Ballast, Inigo Errejon relativise l’objectif d’élargissement de la gauche au profit de l’objectif de «construire un peuple», un objectif politique aux capacités transformatrices plus puissantes et plus radicales que la simple coalition de forces politiques déjà existantes, dans une Espagne où l’identification à la (vraie) «gauche» s’est émoussée.

L’hégémonie est le but recherché par les «transversalistes», qui ne contestent nullement l’impératif d’alliances électorales mais les subordonnent à cette dimension plus «horizontale» et de plus long terme.

L'Union européenne est un champ de bataille

Leur stratégie de temps «long» vise, dans les pratiques quotidiennes, à construire des identités collectives, à construire et affermir le «peuple». La transversalité concerne ainsi aussi bien Nuit Debout que la gauche radicale, l’écologie politique ou ceux qui, au sein de la famille socialiste ou social-démocrate, ne renoncent pas à engager un processus de transformation politique et sociale. L’enjeu de la «rivalité» Podemos-PSOE est la traduction en Espagne du fait qu’au-delà du sorpasso, la social-démocratie est peut-être un partenaire potentiel mais qu'elle constitue aussi un champ de bataille. «Détentrice» avec d’autres «vieilles» forces de références passées, «sédimentées» et qui bien que très affaiblies sont encore existantes, elle ne peut être considérée par une gauche radicale acquise à la transversalité que comme un adversaire.

L’Etat est un champ de bataille, la social-démocratie est un champ de bataille… mais l’Union européenne est-elle un champ de bataille? Le processus d’intégration européenne a modifié les données du problème. En Europe, un exemple est riche d’enseignements, celui du Portugal, où gouverne le parti socialiste avec le soutien des autres formations de gauche (une volonté de nouer de larges alliances anti-austéritaires qui, en Espagne, a fait passer Errejon pour le «modéré» de Podemos, au point que certains commentateurs pronostiquaient son adhésion au PSOE…) mais où on peut considérer que le gouvernement d’Antonio Costa est porté par une adhésion à un changement incarnée par un «nous» davantage qu’à une volonté «d’union de la gauche». Ce «nous» se heurte à un «eux» incarné par la Commission européenne et, face à «lui», la social-démocratie européenne a déjà été forcée d’évoluer: preuve en est que Martin Schultz, président du Parlement européen, a même déclaré lors du Congrès du parti socialiste portugais s’opposer à d’éventuelles sanctions de la Commission à l’encontre du Portugal.

C'est ainsi que le peuple «construit» se trouve confronté à un autre enjeu: l’Etat comme champ de bataille est intégré à un régime politique nouveau, celui de l’Union européenne, qui a pris son essor depuis l’Acte unique et le traité de Maastricht. Comment ce sujet politique nouveau va-t-il affronter cette réalité qu’est l’Union européenne? Pour parler comme Inigo Errejon, une fois qu’on a donné l’assaut au ciel, il y a toujours un moment où il faut descendre les poubelles, manière de dire qu’il y a toujours quelques réalités auxquelles il faut s’affronter…

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