Culture

Avec Netflix, apprenez à rire du manzai, cet humour si typiquement japonais

Temps de lecture : 7 min

La plateforme de SVOD a mis en ligne l'ambitieuse série «Hibana: Spark». Une parfaite introduction à un certain type d'humour verbal codifié à l'extrême qu'a longtemps pratiqué Takeshi Kitano.

Image Netflix de la série «Hibana: Spark».
Image Netflix de la série «Hibana: Spark».

Le 2 juin 2016, après deux essais peu convaincants de productions nippones (Atelier et Good morning call), Netflix lançait sur sa plateforme mondiale Hibana: Spark, un drama japonais en 10 épisodes. La plateforme a mis les petits plats dans les grands pour mettre en boîte cette nouvelle série, qui a visiblement bénéficié d’un budget confortable, comme en témoigne notamment l’utilisation de la 4K, résolution d’image supérieure.


Il fallait bien ça pour tenter d’attirer le public occidental. Car bien qu’Hibana:Spark soit l’adaptation du roman le plus vendu au Japon au cours de l’année 2015 (2 millions d’exemplaires), une question pouvait se poser sur l’universalité du sujet. La série Netflix se déroule, en effet, dans le milieu du manzai.

Le tsukkomi et le boke

Totalement inconnu chez nous, le manzai est un genre aussi codifié qu’indescriptible. Il est même difficile de trouver des points de comparaisons qui parlent aux spectateurs occidentaux. Imaginez la version scénique des fameux Mots d’Éric & Ramzy, mais dans laquelle le tableau serait remplacé par un simple micro rétro, et vous aurez une vague idée de ce à quoi ça peut ressembler.


Si l’on en retrouve des traces dès l’ère Heian, le manzai moderne aurait été popularisé autour de 1920, moment où le mouvement s’est étendu d’Osaka vers tout le Japon. À cette époque, comme aujourd’hui, le duo comique est composé d’un tsukkomi et d’un boke, équivalents respectifs de notre clown blanc et de notre auguste. Les effets comiques du manzai sont basés sur un dialogue très rapide entre les deux, les quiproquos et les jeux de mots. S’alternent jeux de prononciations et erreurs de lecture des kanji (caractères japonais), le tout parfois en kansai-ben, dialecte régional que l’on retrouve à Osaka, berceau historique du manzai moderne.

Malgré ses airs potaches et bonhommes, le manzai est un art complexe, qui nécessite une connaissance très aiguë de la langue afin d’en exploiter tous les ressorts possibles. À moins d’en expliciter chaque blague, c’est également une forme d’humour qui s’avère relativement intraduisible sans une sévère adaptation (et donc une perte de la finesse de l’ensemble). Si le manzai est un art de la scène, de grandes compétitions entre duos (avec votes de professionnels) ont lieu à la télévision et permettent de faire découvrir au public de nouveaux talents. Les plus célèbres se nomment The Manzai et M1 Grand Prix.

«Les fautes de l’un sont les atouts de l’autre»

Dans le principe, le dialogue entre le boke et le tsukkomi oppose deux visions et interprétations du monde. Quand le premier traite le sujet par l’imaginaire et l’absurde, le second lui oppose une vision pragmatique et terre-à-terre en n’omettant pas de lui infliger une petite tape sur la tête ou l’épaule au passage. Les artistes de manzai sont conditionnés à leur rôle tout au long de leur carrière et la spécificité de ce type de comédie est qu’ils interprètent «leur rôle» de spectacle en spectacle sans changement de personnage. Une particularité que l’on retrouve en France chez un duo comme Philippe Chevallier et Régis Laspalès par exemple, que l’on imagine pas faire du one man show ou changer de rôle. Leur succès tient au fait que chacun incarne le même personnage archétypal depuis trente-cinq ans, mais aussi à la complémentarité de leurs personnalités.


Cette forme d’art comique se différencie donc par son engagement, par la relation unique qui lie deux êtres sur toute une carrière et le regard que chacun porte sur l’évolution de chacun. Comme ils vieillissent ensemble, leur art s’affine ensemble. Et pour citer Kausu (membre du duo Nakata, cultissime au Japon), «les fautes de l’un sont les atouts de l’autre». Les deux membres du duo en question ont connu la gloire dans les années 1970 grâce au manzai, ont gagné de nombreux prix lors de concours de comédie, avant de connaître une fulgurante perte de popularité due à la mise en lumière d’amitiés avec le milieu yakuza dans les années 2000.

Boys band

Au Japon, les rois du manzai (toujours des hommes) sont aussi vénérés que peuvent l’être les idols, jeunes artistes très médiatisés pendant une durée déterminée, un peu à la manière des phénomènes Hannah Montana ou Violeta. Il est aussi difficile d’accéder aux plus hautes marches du podium que facile d’en dégringoler. S’adressant à des audiences majoritairement constituées de jeunes filles et jeunes femmes, les comiques manzai connaissent les mêmes problèmes que nos boys bands. L’une des storylines de Hibana: Spark s’inspire d’ailleurs des mésaventures du duo Nakata Kausu-Botan, qui a dû se tourner vers un public plus mature après que l’un de ses membres s'est marié et que les jeunes filles qui les plébiscitaient initialement se sont détournées de lui.

C’est d’ailleurs l’une des facettes les plus intéressantes de la série, qui montre sur une dizaine d’années comme un jeune tandem comique nommé Sparks va multiplier les galères et se croire régulièrement sur la bonne voie avant d’enchaîner les désillusions, restant dans l’ombre d’un duo manzai apparemment plus performant que lui, et devant également composer avec les contraintes dues à l’envie de ne pas tout sacrifier pour des carrières qui, de toute façon, peinent à décoller.

Dans le manzai, un duo ne reste généralement pas plus de vingt minutes sur scène, là où les routines des comiques américains de stand-up durent près d’une heure

Visuellement splendide, la série dissèque le phénomène manzai, ou en tout cas ce qui peut être disséqué. Ici comme ailleurs, certaines traditions ne s’expliquent pas, tout comme la façon dont la sensibilité comique varie en fonction des pays. Les fans de bromance vont être servis, puisque le cœur de la série porte sur la relation entre le jeune Tokunaga (du duo Sparks) et l’expérimenté Kamiya (du duo Ahondara, qui signifie abruti en japonais).

Fantasque et insaisissable, visiblement incapable de premier degré, Kamiya prend Tokunaga sous son aile avec autant de tendresse que de brutalité, lui expliquant peu à peu les rouages du manzai, art que le jeune homme ne semble pas totalement maîtriser bien qu’il veuille en faire son métier. On n’est pas si loin de la première partie du Funny People de Judd Apatow.

La blague du perroquet

Le tour de force de Hibana: Spark, c’est que tandis que Tokunaga apprend peu à peu les rouages du manzai (et réalise en fait qu’il n’y a pas de recette), l’auditoire de la série apprend à rire à cette forme de comique. Présenté en début de pilote, le sketch sur lequel le duo Sparks mise tout semble absolument sinistre. Répété encore et encore dans les premiers épisodes, il finit par libérer sa saveur comique comme s’il lui fallait infuser en nous. Imaginez le dialogue suivant, joué à 200 à l’heure:

- Je veux m’acheter un animal domestique.
- Ah bon?
- Ça me fera un peu de compagnie.
- Tu vas t’acheter un vieux con?
- Non! Que veux-tu que j’en fasse. Je veux un perroquet.
- Je vois.
- Le soir, il m’accueillera en disant «Bonsoir!» C’est chouette, non?
- «Bonsoir»? Il parle, ton perroquet ?
- Tu as l’air terrifié.
- Il sera si doué qu’il saura parler?
- Non. Il parlera parce que je parlerai.
- S’il fait exactement ce que tu dis, ça te remontera le moral? Tu vas oublier que ça vient de toi?
- C’est ce que font les perroquets.
- Quand on était mômes, les réveils diffusaient des messages enregistrés. C’était souvent la voix des copains qui disaient: «Debout!» Je parie que tu étais si seul que c’est ta voix qui te réveillait. Je me trompe?
- Pas besoin de le crier sur les toits.
- Ta voix te réveillait? On ne fait pas plus seul que toi!
- Bref, je parlais de perroquets. C’est mignon!
- Je ne veux pas de perroquet.
- Ils sont mignons.
- Non.
- Surtout ceux qui parlent.
- Non.
- Si, ils sont mignons.
- Non.
- Si!
- Non!
- Si!
- Non!
- Si!
- Non!
- Si!
(silence)
- Les festivals d’été sont nés comme ça?
- Qu’est-ce que j’en sais? On parlait du charme des perroquets.

Il est absolument normal de trouver cet échange au pire sinistre, et au mieux digne d’un spectacle de kermesse d’école primaire. Pourtant, Hibana: Spark offre une série de clés, pas totalement explicites mais néanmoins suffisantes, pour mieux comprendre pourquoi c’est drôle.

Beat Takeshi

Le manzai permet en outre de comprendre un peu mieux l’évolution de carrière de Takeshi Kitano, acteur-réalisateur qui après de grands films comme A Scene at the Sea, Hana-Bi ou L’Été de Kikujiro, s’est tourné vers un cinéma absolument abscons pour le public occidental. Des films comme Takeshis’ ou Glory to the filmmaker semblent l’avoir éloigné (peut-être définitivement) du cœur des spectateurs européens, qui l’appréciaient tout particulièrement dans les années 1990.

Or, pour Kitano, ce ne sont que des retours (trop) ambitieux au manzai, le genre qui le fit connaître au début des années 1980. À l’époque, il s’appelait encore Beat Takeshi, et se produisait en duo sous le nom de The Two Beats. Non sous-titrée, la vidéo ci-dessous permet cependant d’effectuer un bond de trente-cinq ans en arrière et de constater le chemin parcouru par Kitano depuis.


La vidéo ne dure que huit minutes et pourtant elle est épuisante, que l’on comprenne le japonais ou non. D’ailleurs, personne ne s’y trompe: dans le manzai, un duo ne reste généralement pas plus de vingt minutes sur scène, là où les routines des comiques américains de stand-up durent généralement près d’une heure. C’est aussi vital pour les artistes présents sur scène que pour leur public, qui risquerait de développer des maladies cardiaques si on ne lui offrait pas des pauses à intervalles réguliers. Les fans occidentaux de Manzai et d'Hibana: Spark vont maintenant pouvoir tranquillement attendre une éventuelle saison 2.

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