Sur un coin de feuille, on avait noté la date, le pays et le score, juste au cas où il aurait fallu lui rafraîchir la mémoire. Erreur. La mémoire de Marius Trésor n’a absolument pas besoin d’être rafraîchie. Il se souvient de tout: de ses premiers pas en bleu aux trois dernières compos des Girondins de Bordeaux, où il est aujourd’hui entraîneur adjoint de l’équipe réserve. Sa dernière sélection, c’est comme si c’était hier: «Contre la Yougoslavie à Belgrade en 1983, on avait fait 0-0.»
Le défenseur central, âgé de 33 ans, ne sait pas encore que ses problèmes de dos vont le priver d’une 66e sélection, et surtout du premier titre remporté par la France lors de l’Euro 84. Des 884 internationaux à avoir porté le maillot des Bleus, il est le dernier à l’avoir fait pour une sélection vierge de toute couronne dans une grande compétition internationale pendant 80 ans. Ça, il ne l’avait jamais noté. Et quand on lui fait remarquer, son premier réflexe est de fouiller de longues secondes et en silence dans sa mémoire. On imagine les partenaires du début des années 80 en train de défiler. Il se rend à l’évidence dans un éclat de rire: il est bien le dernier.
A part ce sacre qui l’a fui, l’ancien joueur de l’OM a tout connu avec la sélection. Quelques bas comme cette défaite contre la Pologne en amical en 1982 (0-4) au cours de laquelle il avait été «carrément mauvais». Et beaucoup de hauts, quand même. «J’ai eu la chance d’avoir pratiquement été toujours performant avec l’équipe de France», reconnaît sans fausse modestie l’ancien capitaine, qui a un temps détenu le record du nombre de sélections (65). Tout ça à une époque où gagner un titre n’était ni un vieux souvenir, ni un objectif réaliste.
Marius Trésor a quitté les Bleus à l’aube de leur consécration. Treize ans plus tôt, en 1971, l’année de sa première apparition sous le maillot du coq, il les avait rejoints sans ambition possible. Défenseur puis capitaine de la sélection nationale, Marius Trésor a été le témoin privilégié de cette lente et souvent douloureuse transformation. S’il a loupé l’apothéose, il le prend avec une philosophie de vieux sages.
«Bien sûr, il y a le regret de ne pas avoir pu en être, mais j’aurais été beaucoup plus atteint si je n’avais pas été blessé et qu’on ne m’avait pas appelé. Là je me serais posé beaucoup de questions, mais en 1984 je savais que le foot était terminé pour moi, donc j’ai pris ça avec beaucoup de recul. C’est que je n’étais pas né pour être champion d’Europe.»
Il était né pour amener l’équipe de France aux portes du succès et la guider le long de chemins tortueux.
«Lors des matches à enjeux, on n’avait pas de vécu»
Avant Paris 1984, avant même Séville 1982 et le nuit la plus longue du foot français, Trésor a joué au sein d’une équipe qui «avait peur». Peur d’affronter plus gros que soi, peur d’affronter un concurrent qui, lui, avait un palmarès. «Quand on rencontrait un adversaire qui avait une renommée internationale, on n’arrivait pas à se libérer, explique l’ancien libéro de Bordeaux. Il y avait un complexe d’infériorité.» Aujourd’hui encore, il n’évoque l’Allemagne qu’en utilisant l’expression la «grande équipe allemande» avec ce respect admiratif qui semble aujourd’hui décalé.

La «garde noire» du fooball français des années 1970: Marius Trésor et Jean-Pierre Adams, ici avant un match contre la Belgique en octobre 1974.
L’équipe de France d’avant 1984, c’est la peur de mal faire. «Je me rappelle un match pratiquement décisif pour la Coupe du Monde 1974. Il fallait à tout prix qu’on fasse un résultat à Moscou contre l’URSS et on n’a jamais pu rentrer vraiment dedans [défaite 2-0, en mai 1973]. Il y avait pratiquement 100.000 personnes mais on n’entendait pas un bruit. Il y avait l’armée. Lors des matches à enjeux, on n’avait pas de vécu, on n’avait pas l’habitude de se retrouver dans cette position là. En plus, à cette époque, quand tu rencontrais une équipe des pays de l’Est, c’était très difficile de revenir avec un résultat positif. Avec tout ce qui se passait en dehors du football ce n’était pas évident.» L’édition 1974 du Mondial se joue sans la France. Comme en 1970.
Se qualifier pour la Coupe du monde en 1978 est un exploit en soi. La France met fin à douze ans d’absence de toutes compétitions internationales. Du coup, les joueurs feront le voyage en Argentine en qualité de spectateurs davantage qu’en acteurs. «On n’a pas su comprendre que le plus dur commençait», se souvient Trésor. Les Bleus arrivent pourtant en Amérique du Sud avec de solides références. Quatre rencontres amicales entretiennent la confiance, entre 1977 et 1978, contre trois des plus grosses équipes de l’époque. Aucune défaite contre l’Allemagne de l’Ouest (1-0), le Brésil (2-2 puis 1-0), l’Argentine (0-0) et l’Italie (2-0).
«Kovacs nous a inculqué le plaisir de la gagne»
Deux hommes ont réussi à insuffler de la confiance là où il n’y avait que de la crainte. Arrivé sur le banc en 1973, le Roumain Stefan Kovacs est le premier à changer la donne: «Il nous a inculqué le plaisir de la gagne. Son discours passait très bien avec nous. Et ça a permis à l’équipe de France de commencer à ne pas avoir peur de jouer les matches contre les pays adverses plus renommés.» En 1974, la France affronte l’Allemagne chez elle en amical. Défaite 2-1, précise Marius Trésor qui n’oublie jamais de préciser le triptyque lieu-date-score au moment d’évoquer une rencontre. Le Niçois Dario Grava fait face à une référence au poste de latéral: Helmut Kremers. La suite est racontée par Trésor: «Un journaliste l’a interviewé en lui disant qu’il avait en face de lui un monstre, un joueur inarrêtable et ça l’avait tétanisé. Après la collation, M. Kovacs l’a pris, il est parti avec lui dans sa chambre. Je ne peux pas dire quelle a été la teneur de leur conversation, mais quand Dario est redescendu, on a senti une transformation. A l’arrivée, Kramer, on ne l’a pratiquement pas vu.»
France-Brésil, en juin 1977 au Maracana.
Quand Michel Hidalgo reprend la main en 1975, il poursuit ce travail d’auto-persuasion qui finit par donner des résultats visibles. «Ses discours était décomplexants, on se sentait à l’égal de l’équipe adverse et c’est à partir de là que l’équipe de France a commencé à avoir des résultats.» Même menés 2-0 au Brésil en 1977, les Français recollent sous les vivats d’un Maracana bouillant (2-2). L’auteur du but de l’égalisation à la 85e minute en a encore des frissons. «A une époque, l’équipe de France n’aurait pas su réagir, tout aurait été terminé et on se serait dit "Pourvu qu’on n’en prenne pas un troisième". Mais là, c’était super. On a senti une équipe brésilienne qui avait du mal à imposer son football et les supporters brésiliens qui commençaient à supporter l’équipe de France.»
Le roc de la défense centrale mesure le chemin parcouru pour en arriver là. «J’ai commencé avec l’équipe de France dans une période où quand tu perdais 2-0, tu avais fait un très bon résultat. Après Kovacs et Hidalgo, l’équipe de France pouvait être performante contre n’importe quelle équipe. Ne pas avoir de complexes, ne pas avoir peur de jouer notre foot, tout en respectant l’adversaire, c’était l’idée. A partir de là et avec des garçons comme Platini, la France a retrouvé l’envie de gagner, d’être à la hauteur des autres.»
En 1982, contrairement à 1978, l’équipe de France mesure l’ampleur d’une Coupe du monde. Michel Hidalgo n’y est pas pour rien et réussit à embarquer ses joueurs.
«Ce qu’il y avait de plus avec Michel, c’est qu’il y avait toujours discussion. Il se réservait toujours le droit de faire son équipe mais la plupart du temps il y avait Bossis, Platini, Giresse et moi pour en discuter. Il nous appelait, on se réunissait pour parler de l’équipe adverse, de la façon dont l’équipe de France aller jouer. Il avait besoin de ça.»
Pour Trésor, cette compétition est à part. La photo encadrée qui trône derrière son bureau est là pour le rappeler. Il y figure triomphant, savourant un succès 4-1 face à des Irlandais du Nord loin du compte lors de ce dernier match des phases de poules qui hisse la France dans le dernier carré. Mais cette compétition se termine dans les larmes et une demi-finale perdue aux tirs au but face à «la grande équipe d’Allemagne» (3-3, 4-5 t.a.b.), répète-t-il. Trésor, d’une splendide volée qui permet aux Bleus de mener 2-1 en début de prolongation, marque ce match bouleversant de sa patte personnelle. L’équipe de France est une perdante magnifique. Être éliminée après avoir mené 3-1 et séduit par son jeu, ça n’arrive qu’à elle.
«Comme des imbéciles, on continuait à attaquer»
Marius Trésor souscrit moyennement à l’analyse.
France-RFA 1982 à Séville.
«Si on avait eu un arbitrage correct de la part du Hollandais Corver, je crois que l’équipe de France serait passée tout naturellement contre cette équipe allemande grâce à son football, témoigne-t-il. Mais on a eu un arbitre qui a été bon lors de la première mi-temps, et je ne sais pas ce qui s’est passé à la mi-temps dans son vestiaire, s’il y a des gens de la FIFA qui ont été lui dire qu’il ne fallait pas la France pour la finale. A cette époque-là, la France n’avait pas cette réputation qu’elle a eue après. Pour les gens de la FIFA une finale Italie-Allemagne était beaucoup plus valorisante qu’une finale France - Italie.»
Trésor se souvient de tout: la présence du gardien Harald Schumacher sur le terrain malgré son intervention sanctionnable sur Patrick Battiston et les fautes allemandes sur leur deuxième but.
La France condamnée à ne pas avoir de palmarès car… elle n’a pas de palmarès, c’est toute la douleur de l’histoire racontée par l’ancien international. Marius Trésor est persuadé d’avoir été privé du meilleur moment de sa carrière et de répondre aux questions pour de mauvaises raisons. «On aurait dû être beaucoup plus malins, reconnaît-il quand même. Même le banc nous poussait à continuer à attaquer. On n’a même pas pensé que, trois jours après, il y avait une finale de Coupe du monde. C’est la première fois de notre vécu qu’on arrivait en demi-finale donc on n’a pas su gérer l’évènement comme il le fallait. À cette époque-là, on pouvait donner au gardien, on pouvait faire pas mal de choses. Et nous, comme des imbéciles, on continuait à attaquer. Un manque d’expérience.»
Pourtant cette désillusion est le socle de ce qui va suivre. «Je dis que l’équipe de France s’est décomplexée après le Mondial 82, assure Trésor. On s’est aperçu qu’on pouvait être beaucoup plus présents. Le titre de 1984 et la troisième place à la Coupe du monde 1986 ne sont pas une surprise.»

Marius Trésor et Michel Hidalgo, avant la Coupe du monde 1982. LUC NOVOVITCH/AFP.
Trésor verra l’Euro triomphant de loin. «Je l’ai suivi parce que je faisais des interventions avec la radio. J’étais à Marseille pour France-Portugal [demi-finale, victoire 3-2 de la France après prolongation, ndlr]. Mais j’étais très peu en contact avec les joueurs.» Il vivra ce sacre par procuration. Mais il l’évoque avec un grand sourire. Le petit rire satisfait qui commente le sacre mondial de 1998 en dit également plus long que des mots. Il était au Stade de France et aux premières loges pour voir le troisième but de «Manu Petit». Le perdant romantique –mais «je ne suis pas romantique du tout, moi» souligne-t-il dans un grand éclat de rire– aura vu son maillot bleu récompensé. Il aurait aimé être le premier. Il se dit «fier d’avoir fait partie de cette équipe qui a permis à l’équipe de France de retrouver un peu le haut de l’échelle».
Pour lui, les Bleus d’aujourd’hui sont parmi les plus sérieux prétendants au titre en 2016. Oubliés 2008, où ils «sont passés au travers» et 2010 quand «les têtes pensantes ont voulu couler l’équipe de France». La Coupe du monde au Brésil lui a plu. L’oeil de l’ancien professionnel qui n’a pas quitté le monde du foot voit pourtant qu’il y a «encore à régler des problèmes défensivement». Il manque peut-être un taulier aux Bleus. Le champion de France 1984 a 66 ans. Dommage. Si les Bleus soulèvent leur troisième trophée européen, le 10 juillet 2016 dans la nuit de Saint-Denis, Trésor aurait fait un gagnant magnifique.