Dans un monde idéal, l’homme respecterait les mauvaises herbes. Et chacun bêcherait son jardin. Dans la campagne les champs seraient labourés avec charrues tirées par des chevaux de trait. Dans un tel monde le glyphosate n’aurait pu être inventé. Nous sommes assez loin de ce monde-là, c’est entendu. Nous en rapprochons-nous?
Exploité de manière exclusive sous la marque Roundup par le géant Monsanto de 1975 à 2000, l’herbicide glyphosate est aujourd’hui commercialisé à l’échelon international sous de multiples noms par plusieurs dizaines de firmes. C’est aussi le produit phytosanitaire le plus utilisé dans le monde: environ 800.000 tonnes épandues chaque année. Présent dans plusieurs centaines de préparations commerciales, il est amplement utilisé, tant dans l’agriculture industrielle que par les jardiniers amateurs. Au fil du temps, ce même glyphosate est devenu un symbole. Il est aujourd’hui, sur le Vieux Continent, au cœur de l’affrontement entre deux camps ennemis.
Politique publicitaire agressive
Le succès considérable du C3H8NO5P dans le monde végétal est, d’abord, le fruit d’une efficacité incontestable, à la fois spectaculaire et redoutable. Le glyphosate est un désherbant «total» agissant de manière systémique après avoir été absorbé par les feuilles des mauvaises herbes. Conséquence d’une politique publicitaire agressive et parfois mensongère sa consommation massive n’a pas été sans conséquences négatives. À l’image des antibiotiques, et comme on pouvait aisément le prévoir des phénomènes de résistance végétale sont apparus auxquels il a fallu trouver des parades dans la conduite des cultures et des traitements. L’usage massif de cette substance et la sensibilité croissante aux effets sanitaires sur l’environnement a également conduit à regarder le Roundup-glyphosate sous de nouveaux angles.
On se souvient, en France, de l’écho de la triste affaire Séralini, du nom d’un biologiste français militant qui, en 2012, avait médiatiquement mis en scène une démonstration expérimentale animale plus que controversée concluant à la nocivité du glyphosate associé à du maïs transgénique. Le glyphosate est depuis mars 2015 classé parmi les cancérogènes «probables» du le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) une agence spécialisée de l’OMS. Ce classement, explique le Circ, est le résultat de l’analyse de plus d’un millier d’études scientifiques menées sur ce sujet. Pour autant, il n’établit pas de lien direct entre l’exposition à cette substance et le développement de lésions cancéreuses chez l’homme. La suspicion n’est pas la démonstration et la corrélation n’est pas la causalité.
La contorsion des chiffres
D’autres lectures ont, sur ce thème, était faites. Il y eut, en novembre 2015, la publication d'un avis radicalement opposé de celui du Circ, émis par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Puis en mai 2016 un groupe d’experts réunis sous l’égide de la FAO et de l’OMS parvenait, à partir des mêmes éléments bibliographiques, à des conclusions beaucoup plus rassurantes, estimant notamment très peu vraisemblable que le glyphosate soit cancérigène par ingestion alimentaire. Dans le même temps, l’Agence nationale française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anaes) concluait qu’elle ne pouvait conclure tout en innocentant assez largement le glyphosate.
Le glyphosate ne sera plus, réglementairement, autorisé dans l’Union après le 30 juin. Une situation impensable d’un point de vue agricole et économique
Comme toujours en matière de toxicologie de produits potentiellement dangereux, tout est affaire de mode et de durée d’exposition, de doses, de modalités d’expérimentations animales et d’interprétation des résultats obtenus. On peut ainsi, en fonction de ses intérêts ou de ses convictions faire dire beaucoup à des résultats chiffrés donnant toutes les apparences de l’objectivité.
Quelle expertise?
Aujourd’hui, l'Union européenne (UE) est empêtrée comme jamais dans ce dossier très médiatisé. C’est un imbroglio politique réglementaire et sanitaire dont seuls quelques experts peuvent saisir les subtilités, les conflits d’intérêts et les portes de sortie. Résumons au plus juste. Lundi 6 juin, la Commission européenne, tenue par les écologistes pour être proche du lobby agrochimique, n'est pas parvenue à faire accepter par les États membres le vote permettant une «réautorisation provisoire» du glyphosate dans l’UE. Après avoir été retoquée sur des «réhomologations» pour quinze ans, puis pour neuf ans, Bruxelles se bornait cette fois à proposer une autorisation de dix-huit mois.
Ce délai aurait opportunément permis à de l'Agence européenne sur les produits chimiques (Echa) (en charge de la réglementation européenne sur les substances de synthèse) de rendre une nouvelle expertise. Mais le vote des États membres n'a pas permis de dégager de majorité qualifiée. La France, l'Allemagne, l'Italie, la Grèce, l'Autriche, le Portugal et le Luxembourg se sont abstenus, Malte votant contre. Les vingt autres pays (52 % de la population de l'UE) ont voté pour; pas assez pour les 65% requis. Or, le glyphosate ne sera plus, réglementairement, autorisé dans l’Union après le 30 juin. Une situation impensable d’un point de vue agricole et économique.
Le ministère de la Santé aux abonnés absents
La Commission a aussitôt annoncé que la question serait remise à l'ordre du jour de la prochaine réunion des commissaires, un ultime comité d'appel devant se réunir avant la fin du mois de juin. C’est là une mécanique indéchiffrable par le citoyen européen les déclarations et les silences des gouvernements n’aident guère à comprendre. En France, opposée à Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, Ségolène Royal, ministre de l'Environnement, assurait sans surprise ces derniers temps que la France s'alignerait sur la position la plus protectrice de la santé et de l'environnement. «Il y a quelques mois, la position générale au sein des États-membres était de voter favorablement à la réautorisation, expliquait-elle. C'est la France qui a entraîné les autres derrière elle, malgré les lobbys agricoles qui sont rapidement intervenus.»
Ségolène Royal déclarait toutefois préférer une abstention à un vote contre. «Il était plus difficile de rassembler sur un vote contre plutôt que sur une abstention, précisait-elle. En outre, il fallait aussi prendre acte des avancées de la Commission, qui ne propose plus qu'une ré-autorisation de douze à dix-huit mois, alors qu'elle proposait quinze ans il y a quelques mois!»
Il y a précisément un an, la même Ségolène Royal, affirmait qu'elle demanderait aux «jardineries» d'arrêter de mettre en vente libre le Roundup de Monsanto, à compter du 1er janvier 2017. Une déclaration sans suites. Très prolixe sur tous les sujets de son ministère, Stéphane Le Foll s’est quant à lui gardé de toute déclaration. Quant à Marisol Touraine, ministre de la Santé, elle est totalement absente de ce dossier sanitaire.
À Bruxelles, la guerre des lobbies
À l’échelon européen, les lobbies agissent désormais à visages découverts. L’un d’eux agit sous le label Glyphosate Task Force, un «groupe de travail européen» au sein duquel une quarantaine d’entreprises du secteur ont «conjugué leurs efforts» pour «travailler au renouvellement» du glyphosate au sein de l’Union. Cette GTF fait valoir que les évaluations scientifiques approfondies menées sur le sujet concluent que «le caractère cancérogène du glyphosate est peu probable».
Chacun use du flou ambiant pour, paradoxalement, conforter sa position et, de bonne foi ou pas, nourrir ses convictions
Face aux défenseurs de la chimie et de l’agriculture productiviste, on trouve les troupes écologistes réunies sous la bannière du principe européen de précaution: Génération Futures, association rejointe par foodwatch et, fait notable, la Ligue contre le cancer. Leur demande est claire: l’autorisation du glyphosate ne doit pas être renouvelée puisqu’il est considéré comme «probablement cancérogène» pour l’homme par le Circ.
À qui profite le flou?
Entre les deux camps, aucune voix, ou presque, pour plaider en faveur d’un usage modéré, raisonnable, du glyphosate. Ce dernier est toujours indissociable de Monsanto et de sa détestable image –un Monsanto sur le point d’être racheté par la multinationale allemande Bayer. Aucune voix consensuelle, non plus, pour expliquer, de manière posée, qu’une interdiction totale du glyphosate risque fort d’avoir des effets paradoxaux plus nuisibles pour l’environnement que le mal combattu.
Plus généralement, la Commission européenne et les États membres de l’UE sont aujourd’hui confrontés à un mal pernicieux qui dépasse le seul glyphosate. Ce mal résulte de l’absence d’articulation entre l'évaluation scientifique indépendante du risque sanitaire et la gestion politique de ce risque. La multiplication des saisines d’institutions internationales (Circ, ECHA, Efsa) s’ajoute aux agences nationales et, loin d’éclaircir le débat, ne cesse de le compliquer. Dès lors que l'on est dans des zones de très faible risque sur de longues périodes cette situation autorise toutes les dérives et paralyse la décision politique.
Au final, l’incapacité institutionnelle européenne d’organiser une évaluation indiscutable du risque sanitaire profite aux deux camps qui s’affrontent. Chacun use du flou ambiant pour, paradoxalement, conforter sa position et –de bonne foi ou pas– nourrir ses convictions. L’affrontement est ici d’autant plus violent que chaque camp sait qu’il n’existe pas de réel substitut chimique au glyphosate. La seule solution «non-chimique» dans la guerre aux mauvaises herbes est connue de longue date: il faut de labourer la terre. Or, le faire de manière mécanique, c’est aussi altérer l’environnement via les tracteurs, les carburants, les gaz à effet de serre, les érosions des sols. Ne reste plus, dès lors, que la rotation des cultures, et in fine, le labour au cheval. De bien belles cartes postales.