Sur des photos du dernier gala de l’AmfAR à Cannes, il semble qu’Uma Thurmann, maîtresse de cérémonie, n’a pas été le moins du monde perturbé par le baiser surprise et à pleine bouche que lui a imposé Lapo Elkann, héritier de Fiat et «playboy de l’industrie». Elle a continué de sourire aux caméras tandis que l’importun pressait son visage plein de sueur contre le sien, agitant dangereusement sa cigarette allumée près de son chignon.
Elkann, qui a travaillé à la direction du marketing de Fiat et qui fut l’assistant d’Henry Kissinger, avait dépensé 196.000 dollars pour deux tickets de la tombola du show de Victoria’s Secret. C’est quand il a été invité à poser pour célébrer sa présence aux côtés d’Uma Thurmann qu’il a tenté de l’embrasser.
Mais ces images ne traduisent pas la réalité de la situation: le représentant d’Uma Thurman a par suite tenu à préciser que ce baiser «n’était pas consenti». «C’est de l’opportunisme, de la pire espèce. Elle n’en a été en aucun cas complice, a-t-il déclaré très officiellement. Quelque part, dans sa tête, [Elkann] a dû penser qu’il s’agissait là d’un comportement approprié. Ce n’est clairement pas le cas. Elle est très malheureuse qu’une telle chose lui soit arrivée et a le sentiment d’avoir été violée dans son intimité.»
Le comportement d’Elkann vient sans doute de cette idée trop répandue qu’un baiser non désiré peut certes avoir quelque chose de dérangeant mais qu’il n’est pas bien méchant; comme il n’implique pas les organes sexuels ni aucune partie du corps ordinairement couverte, il ne s’agirait pas d’une agression sexuelle; il serait donc parfaitement convenable d’embrasser d’abord et de demander après. Les actions d’Elkann se sont sans doute également fondées sur cette idée que les célébrités doivent offrir au public une certaine part d’intimité, une notion encore renforcée par l’obligation routinière qui leur est faite (et particulièrement aux femmes et aux personnes de couleur) de demeurer en chaque instant courtoises et posées devant les caméras, sous peine d’embarrasser la compagnie qui se paie leurs services en passant pour des divas frigides, colériques ou ingrates.
Présenté comme un geste romantique
Comme il n’implique pas les organes sexuels ni aucune partie du corps ordinairement couverte, il ne s’agirait pas d’une agression sexuelle; il serait parfaitement convenable d’embrasser d’abord et de demander après
Autre produit de cette collision entre la culture de la célébrité et celle du viol: le baiser surprise d’Adrian Brody à Halle Berry lors des Oscars de 2004. Quand il monte sur scène pour y recevoir l’Oscar du meilleur acteur pour son rôle dans Le pianiste, Brody profite de la posture de Berry, qui l’accueille, les bras ouverts, afin de lui offrir l’habituelle accolade et le traditionnel baiser sur la joue, pour la contraindre à un baiser sur la bouche. «J’imagine qu’ils ne t’avaient pas prévenue que ça faisait partie du spectacle», lui lance-t-il ensuite, comme si elle aurait été folle de s’opposer à ce qu’on lui colle un bon gros patin sans lui demander son avis et devant des millions de téléspectateurs.
«Il suffit de voir la tension dans les yeux fermés de Halle Berry… et la manière dont elle s’essuie ensuite le visage avec dégoût alors que Brody commence son discours pour comprendre que cet incident n’était pas davantage prévu qu’accepté, écrit Stacia L. Brown dans PostBourgie en 2008. Je me demande encore, après toutes ces années, pourquoi ce moment n’a pas provoqué davantage de controverses ou de disputes.»
Au contraire, la réaction générale à l’attitude Brody fut celle de l’admiration inconditionnelle. USA Today publia ainsi cet hommage agenouillé de Susan Wloszczyna, au «doux baiser à en tomber en pâmoison», citant un écrivain qui commentait ainsi la scène: «Les femmes veulent qu’un homme les déstabilise et n’est-ce pas merveilleux que le caractère très encadré d’une telle cérémonie ne soit pas de taille à lutter contre ce sentiment universel?» Susan Wloszczyna elle-même s’interrogeait: «Qui pourrait reprocher à toutes les femmes de se demander à l’unisson, entre sourires et larmes: “Qui est ce type?”»
Le baiser surprise d’un inconnu, présenté comme un geste romantique, tire probablement son origine de cette photo célèbre d’un marin embrassant une infirmière sur Times Square le jour où est connue la capitulation du Japon et dont le poster a orné les murs de générations de chambres d’étudiants aux États-Unis. Elle a, très longtemps, été considérée comme le symbole de la romance patriotique, jusqu’en 2005, où Greta Friedman, l’infirmière de la photo, révéla dans une interview qu’il s’agissait bien davantage d’une agression sexuelle:
«Soudain, je suis agrippée par un marin… Je n’ai pas remarqué le photographe et j’avais surtout hâte de retourner travailler, se souvient-elle, en se décrivant comme une spectatrice de l’incident. Je n’ai pas demandé à être embrassée… Ce type s’est juste approché de moi et m’a empoignée.»
Comportement dégradant
Si Greta Friedman n’est pas une célébrité, sa situation n’est pas sans rappeler celle de Halle Berry et d’Uma Thurman. Son expression corporelle –son bras gauche immobile et son bras droit tordu et sa main qui s’interpose– signalent la tension et le malaise, comme le comportement de Halle Berry. Le marin exerce sa volonté, physiquement, en tenant fermement son visage, comme le fait Brody avec Berry, et comme Elkann saisit la nuque de Thumann de ses deux mains.
Le monde entier a réagi à cette photo de Times Square avec sentimentalisme; et en 2003, lors des Oscars et après, le public puis les médias applaudirent à tout rompre devant l’audace, la bonne humeur et la friponnerie d’Adrian Brody, sans presque se demander si Halle Berry avait apprécié son geste –et quand bien même elle l’aurait apprécié, il n’en demeure pas moins que Brody ne lui a pas demandé son avis avant de l’embrasser à pleine bouche. Sur la photo de Times Square, un autre marin rit du spectacle offert par son compagnon d’arme, qui empoigne une inconnue passant devant lui pour l’embrasser; Jack Nicholson et Nicolas Cage, nommé pour l’Oscar attribué à Brody cette année-là, ont accueilli le comportement dégradant de ce dernier avec une certaine allégresse.
Le baiser contraint qu’Elkann a donné à Thurman a fait bien plus de bruit que celui de Brody à Berry. Quatre phénomènes sociaux distincts peuvent l’expliquer. Le premier, est que, depuis quelques années, les grands médias ont commencé à s’interroger plus largement et plus profondément sur la culture du viol, ce qui a certainement donné à Uma Thurman une meilleure opportunité de faire entendre sa colère et lui a donné plus d’écho lorsque la chose a été connue.
À chaque fois la femme demeure calme et gracieuse, et reste concentrée sur ce qu’elle doit faire, quand bien même son autonomie corporelle est entravée
On observe également une tendance chez les célébrités à parler plus volontiers des haters et des agresseurs, ce qui donne naissance à de nombreux articles sur la manière dont des femmes entendent désormais exercer un contrôle plein et entier sur le corps et leur image. L’indignation, en faveur de Thurman, et qui n’est jamais apparue pour Berry, est également indicatrice de la hiérarchie imaginaire des agressions sexuelles, qui voudrait que, Brody étant beau, talentueux et trop mignon, Berry devrait se tenir pour chanceuse d’avoir pu servir comme réceptacle ultime de sa production salivaire. (À l’inverse, Elkann n’étant pas vraiment le chéri de ces dames et des médias, la protestation de Thurman apparaît plus justifiée.) Enfin, Halle Berry, seule femme noire à avoir jamais obtenu un oscar de la meilleure actrice, doit hélas faire face à davantage de difficultés que la blanche Uma Thurman pour qu’une indignation naisse d’avoir vu son corps violenté en public.
Mais ce qui est le plus déchirant dans ces trois images, c’est qu’à chaque fois la femme demeure calme et gracieuse, et reste concentrée sur ce qu’elle doit faire, quand bien même son autonomie corporelle est entravée. Thurman commence par se laisser faire par Elkann. Après que Brody l’a saisie et embrassée, Berry s’en retourne en éclatant d’un rire de bon aloi, comme pour nous dire: «Ah, celui-là, quel tombeur!» La description de Thurman («opportunisme de la pire espèce») est juste: Elkann, Brody et le marin de Times Square ont choisi d’embrasser, sous contrainte, des femmes qui ne s’y attendaient pas et dans des lieux où ils savaient qu’ils bénéficiaient a minima d’une impunité temporaire: un gala de charité, une cérémonie, une place emplie d’une atmosphère joyeuse et patriotique, un espace devant un objectif, avec un risque faible de voir leur proie crier ou les gifler.
Et sous les applaudissements.