Sports

En football, gagner à domicile est une exception française

Temps de lecture : 9 min

L’histoire du football est là pour rappeler une évidence: l'emporter chez soi est une tannée. Mais à l'Euro comme à la Coupe du monde, les Bleus sont les derniers à l'avoir fait.

Michel Platini, capitaine de l'équipe de France victorieuse de l'Euro 1984, félicite Didier Deschamps, capitaine de celle victorieuse de la Coupe du monde 1998, le 12 juillet 1998 à Saint-Denis. GABRIEL BOUYS / AFP.
Michel Platini, capitaine de l'équipe de France victorieuse de l'Euro 1984, félicite Didier Deschamps, capitaine de celle victorieuse de la Coupe du monde 1998, le 12 juillet 1998 à Saint-Denis. GABRIEL BOUYS / AFP.

Imaginez la scène: 10 juillet 2016, Stade de France. Il est 23 heures passées. Didier Deschamps monte les marches de la gloire, qui mènent à la tribune officielle. L’ascension se fait lentement, dans l’euphorie générale. Les secondes deviennent une éternité savoureuse. En haut, il y a le sommet du football continental. Dans quelques instants, Hugo Lloris, le capitaine, va soulever la coupe qui matérialise le sacre de l’équipe de France dans SON Euro.

Ce rituel, Deschamps le connaît par cœur. Il y a dix-huit ans, le sélectionneur a vécu la même scène, au même endroit. Il s’était hissé sur le toit du monde en capitaine. À quelques kilomètres de Saint-Denis, il fut un temps, un peu plus lointain, où le Parc des Princes vibrait aussi. En 1984, c’est là, dans l’enceinte parisienne située Porte de Saint-Cloud, que la France de Michel Platini avait dépoussiéré l’armoire à trophées des Bleus.

1984-1998-2016... la filiation est crédible, si l’on se fie au vent d’optimisme soufflé par les derniers sondages d’opinion: aux yeux d'une partie du grand public comme de la Ligue 1, la bande à Deschamps a les atouts pour imiter ses aînés. Oui, son potentiel offensif, si prometteur au printemps, la place sur une short-list de candidats crédibles à la succession de l’Espagne.

Mais les livres d’histoire rappellent l’ampleur de la tâche. Il suffit de les ouvrir pour tempérer l’enthousiasme environnant: jouer à domicile n’est pas un avantage si on lit bien les palmarès. La France est même le dernier pays à avoir remporté l'Euro à domicile. Avant 1984, seules l’Espagne (1964) et l’Italie (1968) pouvaient se vanter d’un tel tour de force sur le Vieux Continent. Trois vainqueurs-organisateurs en quatorze éditions de championnat d’Europe des nations: le retour à la réalité statistique est brutal.

Les «petits» hôtes et «les grands de ce monde»

Le taux de réussite est à peine plus glorieux en Coupe du monde. En vingt éditions, six nations ont triomphé sur leurs terres: l’Uruguay (1930), l’Italie (1934), l’Angleterre (1966), l’Allemagne (1974), l’Argentine (1978) et la France (1998). Toutes les autres ont échoué dans leur quête à domicile. Mais toutes ne sont pas à mettre dans le même sac. «Certains pays organisateurs, comme le Mexique 1970 et 1986 ou l’Afrique du Sud 2010, n’étaient de toute façon pas programmés pour gagner la Coupe du monde, nous précise Didier Braun, historien du football et journaliste à L’Equipe de 1971 à 2008. Ils n’avaient pas le niveau pour aller au bout.»


Certains «petits» parviennent cependant à «surperformer» devant leur public. Les exceptions existent. La Suède de 1958 s’est ainsi hissée jusqu’en finale de son Mondial. Elle n’a «échoué» que face au Brésil du jeune Pelé, 17 ans à l’époque. Le Chili 1962 a fait un surprenant troisième. Sans parler de la Corée du Sud, improbable demi-finaliste en 2002.

Le parcours de la Corée avait été escorté de soupçons exprimés plus ou moins discrètement sur la complicité des instances du football. En feuilletant pour nous son album à souvenirs, Jacques Ferran, l’un des créateurs du Ballon d’Or et de la Coupe d’Europe des clubs, se souvient du sacre de l’Angleterre en 1966, et de cette confidence que lui avait soufflée Joao Havelange, futur président de la FIFA, alors à la tête de la Fédération brésilienne, à propos de son prédécesseur: «Il était persuadé que si l’Angleterre avait gagné la Coupe du monde, c’était parce que Stanley Rous avait usé de toute son influence, notamment auprès des arbitres.»

Rous était le patron d’une institution qui n’était, officiellement, pas encore empêtrée dans la corruption. Rous avait surtout le mérite d’être britannique. On ignore toujours dans quelle mesure l’intervention dénoncée par Havelange aurait pesé, notamment dans la validation du but le plus contesté de l’histoire. Il a fallu attendre un demi-siècle et l’intervention de la technologie pour que le doute sur l’invalidité de la frappe de Geoffrey Hurst, à la 101e minute, soit levé.

Si coup de pouce il peut y voir avec une compétition à domicile, il viendrait moins des tribunes que des arrières-salles de réunion. «Les Allemands s’étaient laissés faire, reprend Ferran. Ils avaient accepté de perdre, parce qu’il y avait comme un accord tacite: l’Angleterre devait gagner à domicile, comme la RFA devait gagner à domicile en 1974.» La Nationalmannschaft de Franz Beckenbauer et de Gerd Müller gagnera effectivement chez elle, à Munich, alors que les Pays-Bas de Johan Cruyff semblaient au-dessus du lot.

Quand les hautes sphères et l’arbitrage s’en mêlent...

Quatre ans plus tard, ces mêmes Oranje subissent un sort identique en Argentine, sans leur célèbre numéro 14, qui avait préféré rester à la maison plutôt que de cautionner la dictature en place. En finale, l’atmosphère surréaliste et étouffante de Buenois Aires avait fait pencher la balance en faveur de l’Albiceleste. Ferran a le sens de l’euphémisme pour dépeindre ce climat suspicieux, nourri par un 6-0 au second tour face au Pérou, alors que l'Argentine devait gagner 4-0 pour se qualifier pour la finale: «Il est évident que l’Argentine a bénéficié de circonstances favorables.» Une façon polie de rappeler que, là aussi, l’arbitrage maison a joué un rôle majeur.

L’Euro ne répond pas exactement aux mêmes codes. Son acte de naissance n’a été signé qu’en 1960, trente ans après la Coupe du monde. Surtout, comme nous le rappelle l’ancien journaliste Jacques Ferran, «la compétition s’est jouée à seulement quatre équipes» jusqu’en 1976. Elle a accueilli huit pays en 1980 puis seize en 1996, et vingt-quatre cette année. Le plateau d’un Euro s’est élargi avec le temps. Mais il reste moins fourni qu’en Coupe du monde. «Mais, souligne Didier Braun, le niveau général est plus dense, plus relevé. Cela complique encore plus la tâche des pays organisateurs.»

En 1984, l’équipe de France, portée par son public, a su dompter la concurrence. Michel Hidalgo, alors sélectionneur, n’a rien oublié de la ferveur populaire qui a escorté le parcours des Bleus cette année-là. Même si, nous dit-il, «cette ferveur est montée progressivement». «Le soutien des supporters, on ne l’a ressenti qu’après nos premiers matchs de poule. Le public vivait encore dans l’injustice de Séville.»

Giresse: «L’idée de jouer à la maison nous donnait une telle confiance»

Séville? Une cicatrice indélébile. Cette funeste demi-finale de Coupe du monde, perdue deux ans plus tôt face à l’Allemagne de l’Ouest. Au lieu de ressasser ce douloureux souvenir, l’équipe de France y puise une force nouvelle. «On n’arrivait pas avec des garanties, nous confie Alain Giresse, membre du fameux "carré magique" avec Tigana, Fernandez et Platini. Mais clairement, 1982 avait posé les bases. Je savais qu’on allait gagner l’Euro. L’idée de jouer à la maison nous donnait une telle confiance...»

L’idée de jouer à la maison nous donnait une telle confiance...

Alain Giresse, à propos de l'Euro 1984

L’environnement, lui, ne partage d’abord pas cette certitude intérieure. Une chape de plomb pèse sur ce début d’Euro. Didier Braun est au Parc des Princes pour le match d’ouverture contre le Danemark. «On sentait une crispation, raconte-t-il. La peur de mal faire, de décevoir. C’est souvent le cas pour un pays organisateur: le premier match suscite un vrai stress. Ce qui a tout déclenché, c’est le deuxième.» Le déclic a lieu le 16 juin, à Nantes. La France réussit un festival devant la Belgique (5-0). Platini marque trois fois. Du droit, du gauche et de la tête. Trois jours plus tard, à Saint-Etienne, il récidive contre la Yougoslavie (3-2). Puis, «dans une ambiance indescriptible» (Giresse), le numéro 10 des Bleus délivre le stade Vélodrome de Marseille, en prolongation, au terme d’une demi-finale inoubliable face au Portugal (3-2 a.p.).

Quand, le 27 juin, Didier Braun reprend place en tribune de presse, il ne reconnaît plus ce Parc des Princes qu’il avait trouvé si tremblant, si hésitant lors du match d’ouverture. «L’atmosphère n’avait plus rien à voir.» Les Bleus jouent pourtant une finale. LA finale de LEUR Euro. «Malgré l’enjeu, poursuit Braun, on a senti une certaine sérénité dans le stade. Ce fut presque une finale sans histoire.» Dont la célèbre boulette de Luis Arconada, le gardien de l’Espagne, qui favorise le tout premier sacre de la sélection tricolore (2-0).

Plus qu’une consécration, Jacques Ferran y voit «l’aboutissement d’une longue rénovation menée par Fernand Sastre», le président de la FFF. «Le football français sortait d’une longue traversée du désert. L’épopée européenne de Saint-Etienne l’a aidé à se redresser. Mais c’est le titre de 1984 qui l’a vraiment relevé.»

84-98, même élan populaire, même trajectoire

Depuis, trente-deux années se sont écoulées. Sept éditions de l’Euro sont passées. Et aucun pays organisateur n’a marché sur les traces des Bleus de Michel Hidalgo. Ce n’est pas faute d’avoir tout fait pour, au moins dans le cas de l’Allemagne (1988), l’Angleterre (1996), les Pays-Bas (2000) ou le Portugal (2004), les trois premiers battus d'un souffle en demi-finale, le second piégé (pour la seconde fois de la compétition!) par la Grèce en finale.

Les Bleus d’Aimé Jacquet, eux, ont vécu la même expérience qu’en 1984 lors de la Coupe du monde 1998. Lionel Charbonnier n’a pas joué une minute. Il était le troisième gardien, derrière Fabien Barthez et Bernard Lama. Mais le témoignage qu’il nous livre trace un parallèle saisissant avec l’épopée 1984. D’abord, une forte pression, suffocante, juste avant d’entrer en scène, contre l’Afrique du Sud (3-0):

«Cette Coupe du monde, on l’a abordée comme si on la jouait à l’extérieur. Mais quand est on arrivé au stade, qu’on a foulé la pelouse du Vélodrome, tout a changé. D’un coup, on s’est dit: "On est au pied du mur". Vous ne pouvez plus reculer. Vous êtes face à vos responsabilités. Vous avez peur de décevoir vos proches. Vous vous sentez presque investis d’une mission: donner du plaisir aux gens. On se raccroche à ce qui nous est familier. A un regard, à une accolade.»

Puis peu à peu, au gré d’un parcours que Gérard Ernault, ancien directeur des rédactions de L’Equipe et France Football, estime porté par «la bonne fortune», la France s’emballe. Le but en or de Laurent Blanc face au Paraguay (1-0, a.p.) est passé par là. La loterie des tirs au but face à l’Italie (0-0, 4 t.a.b. à 3) alimente la machine à rêves. Jusqu’à cette demi-finale face à la Croatie. Les Bleus sont menés 1-0 lorsque Charbonnier se sent investi d’une mission. L’ancien gardien de l’AJ Auxerre nous raconte comment il s’est soudainement mué en chauffeur de stade:

«Je me souviens m’être levé du banc quand nous étions menés 1-0. Je sentais que le public avait peur. Alors je suis allé dans le virage, pour mobiliser les supporters. Leur dire qu’on avait besoin d’eux maintenant. Qu’après, il serait trop tard. Le Stade de France s’est immédiatement réveillé. J’en suis intimement persuadé: c’est ce soir-là que les supporters ont vraiment pris conscience qu’on pouvaient être champions du monde.»

«Sur la route, on est devenus invincibles»

Cet élan populaire atteint son paroxysme le 12 juillet 1998. La France s’apprête à jouer la finale face au Brésil. Les Bleus ont prévu de quitter leur fief vers 18h30. «Le staff est venu nous chercher trois quarts d’heure plus tôt, relate Charbonnier. Il y avait tellement de monde sur la route...» Quelque 72 kilomètres séparent Clairefontaine du Stade de France. Ils en paraissent le double. Même sous escorte policière, le bus tricolore est pris dans une marée humaine. Aimé Jacquet ne craint pas le Brésil, il craint d’arriver en retard. Les joueurs, eux, font le plein de confiance. Charbonnier poursuit: «À chaque mètre, on prenait une bouffée de chaleur humaine. A chaque rond-point, on prenait un peu plus conscience de ce qui se passait autour du nous. On ne voulait plus gagner pour nous. On voulait gagner pour eux. Ils nous donnaient une force indescriptible. Sur la route, on était devenus invincibles.»

Tellement «invincibles» que les Bleus surclassent le Brésil (3-0). Deux coups de boule de Zinédine Zidane, un dernier raid conclu par Emmanuel Petit, et les voilà champions du monde. Chez eux. Comme leurs aînés, rois d’Europe quatorze ans plus tôt. Aujourd’hui encore, les Bleus 1984 et 1998 attendent toujours leurs héritiers. Dans le football, on ne gagne pas souvent une grande compétition à domicile. Sauf quand l’exception française fait son effet.

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