Depuis la condamnation à six mois de prison de Brock Turner, ancien champion de l’équipe universitaire de natation de Stanford, pour agression sexuelle sur une femme inconsciente, l’attention s’est largement focalisée sur la lettre que la victime lui a lue lors du procès –un texte déchirant, profond et magnifiquement argumenté.
Cette lettre montre combien la procédure judiciaire a pu raviver les traumatismes de la jeune femme, dénonce avec fracas la clémence dont peuvent profiter les criminels sexuels blancs et riches et détaille de manière glaçante le poids que fait peser la culture du viol sur les campus et les tribunaux américains. La victime a fourni sa déclaration lue au tribunal à BuzzFeed News, qui l’a publiée dans son intégralité. Mercredi 8 juin au matin, elle avait été vue plus de 9 millions de fois dans sa version originale –et près de 40.000 fois dans sa traduction française.
Une autre lettre mérite qu’on s’y attarde. Elle est signée du père de Brock Turner et a été rendue publique dimanche 5 juin par Michele Dauber, professeure de droit et sociologue en charge depuis plusieurs années de la modification du règlement intérieur de Stanford eu égard aux violences sexuelles. Visiblement, ce courrier a été écrit avant la condamnation de Brock –il cherche à lui obtenir la liberté conditionnelle et faire obstacle à toute peine de prison ferme.
Reste que le verdict dont aura écopé Brock –six mois de détention dans une prison locale, assortis de trois ans en liberté conditionnelle– est extraordinairement léger; il risquait jusqu’à quatorze ans dans une prison fédérale. Et si le juge a préféré ces quelques mois de prison (selon le procureur du comté de Santa Clara, Brock n’en fera probablement que trois sur six), c’est parce que le magistrat craignait qu’une peine plus lourde ait «un impact très grave» sur Turner, qui devra par ailleurs être consigné dans le registre des délinquants sexuels.
Cette généreuse décision fait écho au courrier de Dan Turner, qui estime en gros que Brock a déjà suffisamment souffert pour ses actes. Le texte est un complément quasi parfait à la lettre de la victime. On y voit le père défendre le fils avec toutes les fausses excuses que ses 40.000 signes réduisent en miettes. La justification du viol, le discrédit de la victime, tout y est –toute la crasse misogyne que la lettre de la jeune femme met si cruellement en lumière.
«Punition adéquate»
Dan commence sa lettre en décrivant combien la vie de son fils a été gâchée par l’agression sexuelle, mais jamais il ne l’estime responsable –Brock, lui-même, n’a cessé de se défendre en disant que la victime avait pris du plaisir à son agression, jusqu’à l’orgasme.
Le père consacre cinq phrases complètes à la perte d’appétit de son fils, comme s’il s’agissait d’une punition suffisante
Ce n’est pas «l’agression sexuelle commise par Brock» ou ses «actes» qui sont advenus en janvier 2015, mais «les événements». Le père consacre cinq phrases complètes à la perte d’appétit de son fils, comme s’il s’agissait d’une punition suffisante. Peut-être a-t-il essayé d’éviter les arguments avancés par tant d’autres défenseurs de Brock, y compris l’agent de probation, voulant qu’en ayant été obligé de quitter l’équipe de natation de l’université Borck avait d’ores et déjà subi une lourde peine et qu’elle devait être prise en compte dans la formulation du verdict.
Dans sa lettre, la victime de Brock explique sans ambages pourquoi le phénomène n’est qu’un énième symptôme du pourrissement du système judiciaire américain, gavé d’inégalités sociales et raciales:
«L’agent de probation a pris en compte le fait qu’il ait dû renoncer à une bourse de natation durement acquise. La vitesse de nage de Brock n’atténue en rien la gravité de ce qui m’est arrivé, et ne devrait en rien atténuer la sévérité de sa sanction. Si un délinquant sans casier venu d’un milieu défavorisé était accusé de trois crimes et n’avait avancé d’autre justification que l’abus d’alcool, à quoi serait-il condamné? Le fait que Brock était un athlète dans une université privée ne devrait pas être considéré comme un droit à l’indulgence mais comme une occasion d’envoyer le message que les agressions sexuelles sont illégales, quelle que soit la classe sociale.»
Dans la suite de sa lettre, Dan Turner écrit qu’une peine de prison ferme n’est «pas la punition adéquate» pour Brock, «parce qu’il n’a aucun antécédent criminel et qu’il n’a jamais été violent contre quiconque, y compris lors de ses actions de la nuit du 17 janvier 2015». Ce qui est totalement faux. Un jury a reconnu Brock coupable de trois chefs d’accusation: agression avec intention de violer une personne en état d’ébriété; pénétration sexuelle sur personne en état d’ébriété à l’aide d’un objet; pénétration sexuelle sur personne inconsciente à l’aide d’un objet. Les arguments de la victime, sur le fait que les antécédents judiciaires de Brock n’ont pas à justifier la clémence, sont des plus convaincants:
«Comme il s’agit d’une première fois, je comprends la tentation de l’indulgence. D’un autre côté, en tant que société, nous ne pouvons pas pardonner la première agression sexuelle ou le premier viol digital de tout le monde. Cela n’a aucun sens. Le fait que le viol est un acte grave doit être communiqué clairement, il ne faut pas créer une culture qui suggère d’apprendre de façon empirique que le viol est condamnable. Les sanctions des agressions sexuelles doivent être sévères, de telle sorte que les gens aient suffisamment peur pour utiliser leur bon sens, même s’ils sont ivres, elles doivent être assez sévères pour être préventives.»
Confusion entre viol et sexe
En outre, lorsqu’il mentionne les interventions que pourrait mener son fils pour lutter contre l’alcoolisation excessive des étudiants, Dan creuse le sillon éculé et insultant des femmes ivres considérées comme responsables des agressions sexuelles dont elles peuvent être victimes: «Faire que, sur les campus, des individus comme Brock expliquent à d’autres comment la société peut rompre le cycle du binge-drinking et de ses conséquences malheureuses.» Le binge-drinking a des tas de conséquences malheureuses, mais les agressions sexuelles n’en font pas partie, comme l’écrit la victime de Brock:
«L’alcool n’est pas une excuse. Est-ce que c’est un facteur? Oui. Mais ce n’est pas l’alcool qui m’a déshabillée, doigtée, qui a laissé le sol écorcher mon visage, mon corps presque nu. Boire plus que de raison fut une erreur de débutant que je veux bien reconnaître, mais qui n’a rien de criminel. Tout le monde dans cette pièce a déjà regretté une soirée trop arrosée, ou connaît quelqu’un dont c’est le cas. Regretter un abus d’alcool, ce n’est pas la même chose que regretter une agression sexuelle. On était tous les deux soûls, la différence c’est que je n’ai pas enlevé ton pantalon et tes sous-vêtements, je ne t’ai pas touché de manière inappropriée et je ne me suis pas enfuie. Voilà la différence.»
Fonder une association de lutte contre l’alcool et vanter publiquement les vertus de la sobriété peut se comprendre si vous êtes une star qui vient de se faire retirer son permis suite à un éthylotest positif; toute personne sensée ne s’attend pas à voir Brock dévouer le reste de sa vie à combattre l’alcoolisation des adolescents, et encore moins y manifester une quelconque expertise. Mais son père estime que seule la liberté conditionnelle permettra à son fils «d’avoir un effet positif net sur la société». Un effet positif net –comme si la somme des conséquences négatives de son agression sexuelle étaient supplantées par celles, positives, de sa croisade anti-alcool. Si on suit bien Dan Turner, les dommages que Brock a causés à sa victime en la violant alors qu’elle était inconsciente et en la faisant passer pour la coupable pendant une année de procès sont si minimes qu’il pourrait largement les rembourser en apprenant aux jeunes à boire avec modération.
Si on suit bien Dan Turner, les dommages que Brock a causés à sa victime en la violant sont si minimes qu’il pourrait largement les rembourser en apprenant aux jeunes à boire avec modération
Mais le pire de la lettre de Dan, c’est lorsqu’il commet une grave confusion entre viol et sexe. «La vie [de Brock] ne sera jamais celle dont il avait rêvé et pour laquelle il avait tant travaillé. C’est un prix élevé à payer pour vingt minutes d’action dans vingt et quelques années de vie», écrit Dan, comme si Brock devait recevoir une quelconque médaille pour n’avoir violé personne en dix-neuf ans d’existence. Commettre une agression sexuelle, ce n’est pas «s’activer» et, si les vingt minutes ont peut-être semblé courtes à Brock, elles n’ont rien de négligeable pour la victime d’une agression sexuelle. Si l’agression dure vingt minutes, elle ne se termine pas au bout de vingt minutes –la victime devra endurer des séquelles aussi nuisibles que permanentes. Elle paiera pour ses actions à lui pour le reste de ses jours.
Dan, comme Brock et son avocat, nient l’existence même de l’agression sexuelle en l’assimilant aux genre de relations sans lendemain très courantes et appréciées chez les étudiants: «Brock saura être un contributeur positif pour la société et s’engage totalement à faire comprendre aux étudiants de son âge les dangers de l’alcool et de la liberté sexuelle.» Ce n’est pas l’alcool qui a agressé sexuellement Brock et ce n’est pas la culture du plan cul qui a menacé sa dignité et son estime de soi. Ce n’est pas un coup rapide entre deux partenaires bourrés qui a mené Brock en prison. Dans sa lettre, la victime de Brock souligne combien il faut être délibérément ignorant pour confondre une agression sexuelle et un coup d’un soir:
«Il est profondément offensant qu’il tente de diluer le viol dans une suggestion de “promiscuité”. Par définition, le viol n’est pas l’absence de promiscuité, le viol est l’absence de consentement, et cela me perturbe profondément qu’il ne soit même pas capable de voir cette différence.»