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Binge-watching: Netflix sait quelles séries vous rendent le plus accro

Temps de lecture : 7 min

Netflix a découvert que la consommation des séries sur son service se fait très différemment suivant que vous regardez une comédie ou un thriller.

Les séries «Bojack Horseman» (Netflix), «Mad Men» (AMC), «Orange is the new Black» (Netflix) et «Breaking Bad» (AMC) sont toutes sur le catalogue Netflix américain. Mais certaines seront visionnées plus rapidement que les autres...
Les séries «Bojack Horseman» (Netflix), «Mad Men» (AMC), «Orange is the new Black» (Netflix) et «Breaking Bad» (AMC) sont toutes sur le catalogue Netflix américain. Mais certaines seront visionnées plus rapidement que les autres...

Vous avez déjà connu cette situation. Vous êtes devant votre ordinateur (ou votre télévision), vous venez de finir de visionner l’épisode 8 de la saison 3 de Breaking Bad, il est 22h20. Votre esprit cogite: est-il raisonnable de lancer un nouvel épisode? Puis, sans même vous en rendre compte, la saison défile devant vos yeux, happés par ce thriller décidément très haletant. Il est 2h20, et vous retrouvez votre lit bien plus tard que prévu. Tant pis pour la ponctualité au bureau le lendemain.

Ces moments d’apparente faiblesse, qui arrivent aussi aux meilleurs d’entre nous (l’acteur Anthony Hopkins l’a avoué en 2013) correspondent à un phénomène désormais largement connu: le binge-watching, à savoir la consommation à la chaîne d’épisodes d’une série, poussant souvent le spectateur à perdre toute notion de l’espace et du temps.

Ce comportement est apparu dans les années 1990 dès lors que les fans de séries pouvaient se passer du rythme de diffusion de la télévision et contrôler eux-mêmes leur visionnage grâce aux cassettes puis aux DVD. Avec l’arrivée de la vidéo à la demande sur internet et la démocratisation de l’internet illimité, le binge-watching a évolué et gagné en ampleur. Mais il a véritablement explosé quand Netflix a proposé à partir de 2013 les saisons de ses séries originales en entier, d’un seul coup, ce qui cassait le système d’un épisode par semaine jusque-là proposé par la télévision. Et quand on sait que le site lance automatiquement l’épisode suivant si l’on ne touche pas à son ordinateur, il n’a jamais été aussi facile de se laisser emporter par une série.

Mais de quelles séries parle-t-on quand on évoque cette «boulimie» télévisuelle?

Thrillers qui se «dévorent»

Jusque-là, les recherches sur le binge-watching concernaient avant tout le temps ses éventuels effets sur la santé ou la définition temporelle du binge-watching. En début d’année, les Inrocks notaient, en citant une étude de Netflix, que «la moitié des spectateurs interrogés finissent une saison (jusqu’à vingt-deux épisodes) en une semaine. 25% des sondés ont fini un drame de treize épisodes (Netflix ne nomme aucune des séries concernées) en deux jours, contre environ 16% pour une comédie de 22 épisodes». Comme le souligne le journal, on ignorait tout du type de contenus qui pousse le plus au binge-watching. Et pourtant, la question se pose: après tout, le visionnage se déroule-t-il de la même façon quand on regarde Breaking Bad ou une série humoristique comme Unbreakable Kimmy Schmidt? Quand on y pense, regarder des thrillers haletants de cinquante minutes est une expérience très différente de celle qui consiste à enchaîner quelques épisodes d’une série aux enjeux en apparence moins captivants.

C’est pour cela que Netflix, maître quand il s’agit de rendre ses abonnés accro, s’est encore une fois penché sur cette pratique qu’il encourage auprès de ses abonnés. Dans une étude que vous révèle Slate.fr en exclusivité, on en apprend beaucoup plus sur les séries qui nous rendent accros. En analysant les premières saisons de 100 séries visionnées dans 190 pays entre octobre 2015 et mai 2016, le géant de la SVoD a défini une échelle sur les contenus les plus addictifs.

Le binge-watching est devenu la nouvelle norme

Ted Sarandos, chef des contenus chez Netflix

En tête de classement, à savoir les séries qui se «dévorent», comme le dit Netflix, on trouve les thrillers, avec Breaking Bad, Sons of Anarchy, The Killing ou encore Prison Break. Viennent ensuite les séries d’horreur, comme The Walking Dead ou American Horror Story. Les séries d’action ferment le trio de tête et il s’avère que les comédies satiriques comme BoJack Horseman ou Unbreakable Kimmy Schmidt sont celles qu’on consomme le plus lentement. Petite surprise: House of Cards, série politique pourtant haletante, fait également partie des séries dont le visionnage est le plus étalé. Tout le classement par genre est résumé sur l’infographie ci-dessous, allant des séries que l’on consomme moins de deux heures par jour (à gauche) à celles que l’on «dévore» plus de deux heures par jours (à droite).

«C’est la première fois que l’on se penche sur l’identification des différents goûts en matière de binge-watching, ses différentes versions, nous explique le chef des contenus de Netflix Ted Sarandos, interviewé par téléphone. C’est un nouveau comportement qui est vite devenu une nouvelle norme, puisque la plupart des gens regardent les séries de cette façon plutôt qu’un épisode par semaine. Même les séries les plus populaires perdent de leur audience dans ce système de diffusion.»

Séries «feuilletonnantes»

Il y a donc plusieurs façons de «binger» les séries. Mais comment expliquer que les séries humoristiques, dont les personnages sont les plus attachants aux yeux du public (Joey dans Friends, Barney dans How I Met Your Mother, Ron Swanson dans Parks and Recreation...), sont le moins à même de nous faire plonger dans le binge-watching?

Dans les séries humoristiques ou policières, un épisode se suffit à lui-même. L’addiction sera alors moins forte

Tout d’abord parce que la construction des thrillers est bien différente de celle des séries humoristiques. «Les comédies mais aussi les policiers –même si elles ont eu tendance à se “feuilletonniser”– proposent des épisodes bouclés (une problématique et sa résolution par épisode), ajoute Clément Combes, sociologue, spécialiste des pratiques liées aux séries et auteur de plusieurs études sur le sujet. ​Les séries conduisant le plus à des consommations de type “binge-watching” sont les plus feuilletonnantes, c’est-à-dire qu’un fil narratif fort se poursuit d’un épisode à un autre.» En effet, dans Bojack Horseman, on ne suit pas tant sa tentative de retour sur le devant de la scène que sa lutte personnelle contre la dépression. Dans Breaking Bad ou The Walking Dead à l’inverse, les fins d’épisodes proposent parfois des cliffhangers (ou rebondissements) haletants. Difficile donc, pour peu que l’on ait toute la saison sous la main, de résister à regarder un épisode en plus pour savoir si tel ou tel personnage a été dévoré par des zombies ou de l’acide.

Mélanie Bourdaa est maître de conférences à Bordeaux-Montaigne et spécialiste des stratégies de Transmedia Storytelling et sur les études de fans et leurs pratiques numériques. Par e-mail, elle nous confirme que les différences dans les contenus influent sur notre consommation:

«Les dramas sont plus enclins à proposer une forte sérialité, une forte continuité narrative, ce qui est plus rare dans les sitcoms (qui sont plus dans la tradition vaudeville, avec des personnages et des situations stéréotypées). Cette continuité narrative favorise l’engagement et l’immersion des fans et téléspectateurs dans les univers narratifs et les histoires développées dans les séries.»

Et quand on demande à Ted Sarandos pourquoi les gens regardent House of Cards plus lentement qu’Orange is the New Black, il évoque la complexité de la série politique: «Je crois que les dramas comme House of Cards ont tendance à être plus complexes, et à avoir des storylines plus riches. Les spectateurs qui les regardent doivent être plus attentifs et ne veulent pas être fatigués. Je pense qu’il s’agit d’une question de complexité.»

Cocktail magique

Le binge-watching permet donc aux fans de mieux s’immerger dans un univers, d’entretenir une relation très forte, aussi complexe soit-elle, avec une série. Mais ces données sont aussi très importantes pour Netflix dans la rivalité qui l’oppose à la télévision. Les chaînes «classiques», de leur côté, n’ont aucun intérêt à encourager le binge-watching. «Pour les networks, régis par l’espace de vente publicitaire pendant leurs programmes, il n’y a aucun intérêt au binge-watching, confirme Mélanie Bourdaa. D’ailleurs, au départ, les stratégies telles que le cliffhanger sont élaborées pour convaincre les publics à regarder l’épisode suivant la semaine suivante, puisque les séries sur ces chaînes sont pensées pour une diffusion hebdomadaire.»

Grâce à cette étude, Netflix approfondit sa connaissance des abonnés

Pour Netflix, la situation est inversée, le binge-watching est un atout. Ted Sarandos nous explique l’intérêt de sa compagnie dans ce domaine:

«Netflix donne de l’importance aux choix de ses consommateurs. Et la seule façon de leur donner ce choix est de donner tous les épisodes d’un seul coup. Si vous voulez regarder un épisode par semaine, vous le pouvez. Mais si vous regardez treize épisodes en un week-end, vous le pouvez aussi. Notre service est unique, cela permet aux consommateurs de ne pas être frustrés s’ils veulent tout regarder d’un coup.»

Et cela marche. Comme l’expliquait le romancier et scénariste Rafael Yglesias à Indiewire en 2014, le binge-watching et la diffusion en une seule fois de toute une saison est «clairement une stratégie intelligente»:

«Encourager les plus grands fans d’une série à dévorer les épisodes met en place un buzz et une sorte de cascade sociale qui font les vrais succès. En d’autres termes, tous les gens qui bingent la saison 2 de House of Cards, et qui en parlent, m’ont poussé à y revenir et à commencer à binger la saison 1.»

L’effervescence autour d’une série lors de sa diffusion instantanée est le moteur économique d’un service de SVoD comme Netflix. Et être en mesure de savoir quelles sont les séries les plus binge-watchées devient donc un avantage décisif pour l’entreprise qui, comme on l’a vu, cherche à faire de cette pratique une «norme». Avec ces données, Netflix pourrait donc facilement créer des séries qui favorisent cette pratique, et donc le modèle qu’il défend. Ted Sarandos nous jure pourtant que ces données n’influeront pas leurs productions de séries originales et ne serviront «qu’à améliorer l’organisation de la programmation des séries, pour que les gens puissent mieux choisir les programmes qui correspondent à leur humeur».

Quoi qu’il en soit, la connaissance de plus en plus précise de nos habitudes de consommation grâce à internet permettra aux networks numériques comme Netflix d’améliorer leur offre, aussi bien en matière de contenus originaux que de catalogue déjà existant. Et ce genre d’études, aussi anodine puisse-t-elle paraître, deviendra bientôt un atout majeur pour le géant américain de la SVoD.

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