Elles auraient pu se rencontrer à la dernière soirée hype d’un bar, ou se croiser sans se voir sur le marchepied du métro de la ville où elles vivent toutes les deux. Le hasard a voulu qu'elles se trouvent dans une chambre d’hôpital d’un service de chirurgie. Esthétique? Pas vraiment leur tasse de thé! Ici, on reconstruit la poitrine après un cancer du sein.
Drôle d’endroit pour faire connaissance à un âge (27 pour Julie et 32 ans pour Anne) où n'importe quelle terrasse de café est plus familière que les couloirs d’un hôpital oncologique. «Vous n'avez rien à faire là», avait dit le chirurgien à l'une d'elles, un jour de juin où les petites robes décolletées côtoyaient les traitements les plus barbares. «Vous devriez être dehors à vous prélasser au soleil comme tous les gens de votre âge.»
«Comme tous les gens de votre âge.» Un bout de phrase bien détaché de leur réalité.
Voici comment débutent certains vilains cauchemars.
C'était il y a deux ans. Anne, 30 ans, enceinte de trois mois et mère d'une fillette de quatre ans, découvre une petite boule dans son sein. Consultation. Examens. Dans une vie parallèle, Julie, 25 ans, fraîchement sortie de ses études, accepte son premier emploi. Découvre qu'elle a une boule dans le sein. Consultation. Examens. Le diagnostic tombe, le même: un cancer du sein.
Pour Anne et Julie, qui ne se connaîtront que deux ans plus tard, l’avalanche de pertes ne fait que commencer. Pour Anne, la grossesse, pour Julie, l'entrée dans la vie active qui se ferme avant d'avoir commencé. Pour les deux, une cascade de gros mots: mastectomie (ablation totale) du sein malade, chimiothérapie, radiothérapie. L'horreur qui s'installe. En l’espace de quelques instants, leur vie, la vie qu'elles étaient en train de construire, s’écroule. Ne reste alors qu’une cicatrice venant barrer leur thorax comme un signe tragique de leur destin.
Embarquées dans une nouvelle vie emprise d’étrangeté et d’absurde, elles partagent avec les internes en médecine l’âge et les références culturelles, mais également une curieuse compétence: savoir tutoyer la mort. Pour les jeunes internes qui soignent Anne ou Julie, le tutoiement cesse à la fin de la journée lorsqu'ils raccrochent leurs blouses. Pour les deux patientes, c’est une autre histoire. On ne peut pas retirer son enveloppe corporelle, même si une ouverture, aussi propre qu'un zip de manteau, a été pratiquée au scalpel. C’est un habit à vie. Aussi, dans une tentative de comprendre ce qui leur arrive, les deux patientes vont apprendre une nouvelle langue: la langue du cancer. Dans ce pays-là, on parle FEC[1] (beaucoup moins drôle que FUCK), on discute perruques (et pas juste le soir du réveillon), on évoque Port-à-Cath[2] (qui n'est pas, en dépit de son petit nom, un port de plaisance près d’Ibiza).
Et puis surtout, on parle chiffres. Ah ça oui, on aime beaucoup les chiffres au pays des cellules vaniteuses, ces entités narcissiques qui, comme Dorian Gray, refusent leur propre mort et veulent se mirer dans mille autoportraits destructeurs. Les deux jeunes patientes en connaissent surtout un: une femme de 30 ans, sans antécédents personnels et familiaux, présente un risque de développer un premier cancer du sein de l’ordre de 507 sur 100.000, soit 0,5%[3]. Lorsque celle-ci est touchée par la maladie, elle devient donc la victime d’une «probabilité improbable». Chiffre ironique, te voici.
Bilingues français-cancer
Sorties des traitements, rincées par la chimio et maintenant bilingues français-cancer, Anne et Julie consacrent leur énergie à la tentative de reprise de contrôle de leur vie. La suite mérite d’être connue et entendue: la vie difficile d’une jeune femme sortie d’un cancer du sein, et la problématique de son sur-risque de vivre un nouveau cancer.
Flash forward, donc. Nous sommes à la mi-étape du parcours, après la chirurgie, la radio, la chimio, et tout le tralala: elle correspond au temps de la «reconstruction» du sein perdu. Il faut avoir vécu le cancer et ses mutilations, ses humiliations, pour comprendre la sacralité de ce moment: la reconstruction. Ce moment où l’on sort de la no-go zone dans laquelle on a vécu, à notre corps défendant, les mois napalm où tout a été détruit, où il n’y avait pas de place pour reconstruire. Enfin finis, les mois où les mutilées sont restées des mutilées, parce que ça n’était pas ça, l’urgence. Le moment est venu où l’espace vide peut enfin être colmaté.
Mais voici le problème très sérieux d’Anne et Julie: après les traitements, le risque de récidive ou d’un nouveau cancer est devenu un sous-entendu douloureusement familier, répété à chaque consultation. En deux mots? «On va vous surveiller comme le lait sur le feu.» Tous les trois, tous les six mois. Puis tous les ans. Toute la vie? «Oui, toute la vie.» Vous reprendrez bien un peu d'angoisse?
Leur désir le plus cher est de ne pas revivre l’horrible voyage aux pays des cellules vaniteuses. Mais le voyage est là, chaque année plus probable (le risque s'accumule avec les ans), si bien qu'il faudra compter avec la surveillance médicale à vie. Les médecins, embarrassés par les inquiétudes d'Anne et Julie, leur renvoient un tableau de pourcentage pris à un instant T des connaissances scientifiques, équivalant à un haussement d’épaule et une petite tape dans le dos: «Oh, allez, ça va passer.» Zip, plaie refermée, côté médecins, on écrase le sein périodiquement, puis on n’en parle plus. Jusqu'au prochain contrôle. Et au prochain. Et au suivant... Sauf qu'entre-temps, la cicatrice, et les angoisses qu’elle renferme ne partent pas. Surveillance à vie. Quelle erreur de jeunesse ont-elle fait pour subir la perpétuité?
Casier génétique vierge
Vous le savez peut-être, vous y pensez déjà: certaines femmes choisissent, dans un contre-pied au sort, de se faire enlever l’autre sein de manière préventive: on appelle cela mastectomie «prophylactique» (pour «préventive») ou plus simplement «prophylaxie». La procédure est de plus en plus fréquente hors de l'Hexagone, dans les pays nordiques, et surtout aux Etats-Unis, où la demande a augmenté de 150%, et a récemment acquis une visibilité avec le cas médiatique d’Angelina Jolie. Oui mais voilà, Madame Jolie fait partie des femmes porteuses de l’anomalie génétique de type BRCA1 ou BRCA2 ont un risque élevé et prouvé de développer la maladie au cours de leur vie. La «bénédiction médicale» leur est donc donnée pour enlever le sein restant, qu’elles aient été malades ou non. Qu’en est-il de toutes ces autres femmes au casier génétique vierge de ces altérations?
Justement, Anne et Julie ne sont pas porteuses de ces anomalies identifiées. Aux pays des cellules vaniteuses, elles n'ont pas encore le bon passeport. Les médecins leur diront que selon toutes probabilités, elles présentent l’une et l’autre un risque de cancer du sein controlatéral un peu supérieur à celui de la population générale. Autrement dit, un peu supérieur à celui, improbable, qu’elles avaient de faire ce premier cancer…
Sauf que la roulette russe, c’est comme la chirurgie esthétique: ça n’est pas leur tasse de thé. Anne et Julie partagent, sans le savoir encore, le même intérêt pour la prophylaxie. Ce n'est pas tout de suite le cas de leurs médecins: c'est ici que l'interaction complexe entre évaluation du risque, expérience vécue et qualité de vie entre en jeu. Pour le médecin, le risque est trop faible pour justifier l’acte chirurgical. Pour les patientes qui ont traversé le traumatisme de la maladie et des traitements si tôt dans leur vie, même le pourcentage le plus faible est une réalité déjà subie et par là inacceptable, car ce risque tragique, improbable, elles l’incarnent désormais de toute leur personne.
Ce qu’elles souhaitent, c'est que ce moment de reconstruction du sein perdu coïncide avec celui de l’autre intervention, sur le sein encore présent, de façon à se réveiller reconstruites des deux côtés. Le cadre institutionnel est sévère avec elles: les RCP –Réunions de concertation pluridisciplinaire[4]– statuent sur leur sort. La réponse négative ne se fait pas attendre. Comme dans un manège sans fin, après avoir été amputées au scalpel, rincées à la chimio, discutées en RCP, les voici dépossédées de leurs choix de vie. Pourtant, un espoir demeure: les médecins sont pour une fois privés de consensus. «Ce n’est pas une hérésie»; «C’est une interrogation légitime»; certains le concèdent. Car comment ne pas comprendre des jeunes femmes qui ont vécu l’horreur et souhaitent ne pas la revivre? Des études s’y sont penchées : une nouvelle génération de malades, guéries mais à haut risque de deuxième cancer, est désormais prête à subir une intervention chirurgicale lourde pour maîtriser ce risque à perpétuité.
Processus de reconstruction
On peut s'interroger sur la manière dont les médecins appréhendent cette complexité avec la patiente lors des consultations successives. Ils ont sans conteste une tâche difficile. C'est précisément pour cette raison qu'il faut les encourager à la mener avec l'aide des patients. Il importe alors de repenser la question de «décision partagée» entre la patiente et son médecin, qui, précise une étude, n’est peut-être pas si partagée puisque les conséquences ne le seront pas. Le manteau de l'enveloppe corporelle, avec son zip d'angoisse et ses seins qu'on écrasera, ne se prête pas.
Ainsi, quelques mois avant de se retrouver dans la même chambre d'hôpital, les deux patientes prennent les mêmes armes verbales: elles persistent et elles signent, expliquent qu’elles ne sont pas folles, que leur demande rentre dans un processus de reconstruction psychique; que cette amputation est un acte de résilience. La science des chiffres leur donne raison: en toute logique, en enlevant l’autre sein de manière préventive, le risque devient inférieur à 0,0001%. C'est leur version à elles de la félicité: elles auront, comme il sied à vingt ou trente ans, la vie devant elles. Elles seront jeunes, elles seront mortelles, mais ne vivront plus dans la hantise d'être, peut-être (et c'est cette incertitude qui pèse le plus lourd) des condamnées en attente de sentence.
Les éprouvantes consultations de l'une et de l'autre aboutissent à une collaboration avec une équipe prête à prendre le risque. En trouvant des alliés, elles ont gagné la bataille. Quelques semaines plus tard, elles se rencontrent dans leur chambre d'hôpital commune...
…et voici comment débutent les jolies amitiés.
Redouter une vie de surveillance
L’une côté fenêtre et l’autre côté porte, quelques regards de biais et deux sourires pudiques de circonstances invitent au dialogue et aux confidences. Cette fois-ci, l’âge sera leur atout: des magazines, des livres et de la musique qui s'échangent, des tubes de rouge à lèvres de chaque côté du lavabo partagé; et des conjoints qui, pour une fois, n’ont pas l’âge de la retraite. En quelques minutes de conversation, elles sentent une compréhension tacite, comme si l’histoire de l’autre était un double de la sienne…
Elles vous écrivent aujourd'hui. Parce qu'elles pensent à toutes les autres jeunes patientes qui, face à un mur de probabilités, se retrouvent incomprises et douloureusement seules. La décision de retirer un sein «encore en bonne santé» n'est pas souhaitée par tout le monde. Certaines patientes s'accommodent très bien d'être surveillées pour le reste de leurs jours. Que celles qui redoutent cette vie de surveillance puissent se reconnaître ici, être entendues, et accompagnées. L’apaisement n’est pas hors de portée. Encore faudrait-il laisser place à l'évaluation organisée, approfondie et systématique des motivations psychologiques de leurs demandes. Il faut souhaiter à ces femmes et à leurs médecins un changement de perspective lors des consultations de génétique, de psychologie, de chirurgie, d'oncologie; une perspective dans laquelle la discussion sur la mastectomie préventive aurait sa place informée, assumée, et où la décision serait conjointe. Certains praticiens et praticiennes, encore bien seuls, ont entamé cette démarche.
Anne et Julie auraient pu se connaître depuis longtemps ou s’être rencontrées la veille. Elles auraient pu se bousculer sur le marchepied du métro et ne jamais se regarder. Finalement, peu importe: l'essentiel, pour Julie, 27 ans, et Anne, 32 ans, c'est qu'après des années de traitement et de coups de scalpel, elles ont réussi à sortir d'une perpétuité dont elles ne voulaient pas. Elles ont perdu de la glande mammaire, mais le temps de «surveillance», enfin, s'est transformé en temps de vie. Le billet de voyage au pays des cellules vaniteuses a expiré. Leur risque statistique de développer un cancer du sein, qui aurait augmenté chaque année, stagne à 0,0001% pour le restant de leurs jours. Les voici qui partagent avec vous un dénouement heureux vécu dans leur chambre avec le sourire, un jour ensoleillé de juin. Parce qu'elles ont retrouvé le temps d'être jeunes.
Il est également possible de lire un témoignage de La Cantatrice chauve, «Un cancer du sein à 25 ans, c'est possible», sur le blog médical du Dr. Bérangère Arnal.
1 — FEC 100: protocole de chimiotherapie associant trois molecules. Retourner à l'article
2 — Port-a-cath: catheter a chambre implantable, ce dispositif permet une voie veineuse centrale permanente pour les traitements injectables à longue duree comme la chimiothérapie Retourner à l'article
3 — Institut national du cancer. Retourner à l'article
4 — Les RCP reunissent les différents professionnels en charge de certains patients, notamment les «cas complexes». Retourner à l'article