Pour désigner un capitaine de soirée ou déterminer qui choisira le film du soir, le «pierre-feuille-ciseaux» a longtemps semblé indépassable. Également nommé chifoumi (ou shifumi) en France, ce jeu, dont le nom varie en fonction des pays (roshambo aux USA, jan-ken-pon au Japon), a l’avantage de pouvoir se pratiquer au milieu du désert et sans aucun matériel, là où n’importe quel tirage au sort (y compris la simple courte paille) nécessite toujours un minimum de matière première.
Le principe en est simple, et fait a priori appel à un hasard parfait: main cachée derrière le dos, chacun des deux participants finit par dévoiler simultanément sa main, laquelle aura formé une pierre (en serrant le poing), une feuille (main à plat) ou une paire de ciseaux (comme dans la pub pour Twix). La feuille enveloppe la pierre, qui casse les ciseaux, qui coupent la feuille: dans ce schéma triangulaire, chaque élément a autant de chances de gagner que d’être battu, d’où l’impression de totale impartialité. Attention: pour que le principe de base du jeu reste mathématiquement viable, ne surtout pas ajouter de quatrième élément. J’ai passé ma scolarité à jouer à pierre-feuille-ciseaux-puits (la pierre bouche le puits, mais les ciseaux ou la feuille y tombent) et l’équiprobabilité des victoires n’était plus de la partie… L’ajout d’une cinquième alternative permet au jeu de se rééquilibrer, mais le fait de complexifier le jeu n’a après tout pas grand intérêt lorsqu’il s’agit simplement de désigner qui sera de corvée de vaisselle.
Dès la deuxième partie, le hasard existe moins
La très sérieuse Fédération internationale de pierre-feuille-ciseaux a cependant établi une liste de conseils à l’attention des joueurs qui souhaiteraient influencer le hasard. À ce titre, on ne devrait d’ailleurs pas parler de jeu de hasard, puisque dès la deuxième partie (le chifoumi se joue parfois en deux manches, ou pourquoi pas davantage), les choix effectués lors de la première partie peuvent avoir des coséquences sur les décisions suivantes.
Le premier conseil donné par la RPS Society (RPS pour rock-paper-scissors, bien sûr), qui désigne chaque année son champion du monde, dépend du sexe de votre opposant. Des statistiques dont le détail n’a pas été dévoilé auraient montré que les hommes commenceraient bien plus souvent par la pierre, dans une volonté d’asseoir une nouvelle fois leur bonne grosse virilité de mâle. Face à un homme, jouez donc la feuille en premier lieu: cela augmente vos chances de gagner au moins cette manche.
La suite est plus perverse, et aussi tordue que peuvent l’être les stratégies choisies au poker ou aux échecs: face à un compétiteur vraisemblablement expérimenté (ou qui aurait lu cet article), il est conseillé de jouer les ciseaux, puisque cette personne a toutes les chances de commencer par la feuille. Succès absolument pas garanti. Ce qui semble en revanche plus convaincant, c’est que lors des deuxièmes manches, beaucoup de joueurs ont tendance à reproduire inconsciemment l’élément qui aura été joué par leur adversaire lors du tour précédent, et que jouer en fonction de cette donnée peut sérieusement augmenter les probabilités de victoire. Par exemple: si l’adversaire joue la pierre et que vous jouez la feuille (1-0 pour vous), il faut ensuite jouer les ciseaux, car il est probable que l’adversaire joue à son tour la feuille afin de vous copier… Et si cela fonctionne, c’est un deuxième point qui tombera dans votre escarcelle.
La RPS Society signale également que les joueurs jouent très rarement le même élément trois fois de suite, pensant ainsi être moins prévisibles. La tactique à employer pour utiliser cette information est ensuite assez évidente: si votre adversaire a déjà joué deux fois la pierre, on peut certes penser qu’il jouera les ciseaux ou la feuille. Il faut alors jouer les ciseaux, qui feront match nul contre les uns et battront l’autre.
La feuille, l'élément le plus boudé
D’autres tactiques plus comportementalistes sont également conseillées: il s’agit d’observer la position de la main de l’adversaire avant qu’elle ne soit cachée derrière son dos. Le nombre de doigts tendus pourrait permettre de prévoir le mouvement suivant, en tout cas chez les adversaires les plus faillibles. On peut en tout cas vite se rendre compte de l’efficacité d’une telle démarche: si l’adversaire est du genre fourbe et a tendance à lancer des fausses pistes, on s’en rendra compte très rapidement, notamment s’il a joué précédemment face à d’autres concurrents. C’est d’ailleurs un autre conseil prodigué par la RPS Society: observer si possible d’autres parties avant de jouer la sienne permet de repérer quelques-unes des caractéristiques de chaque joueur et de repérer les plus lisibles d’entre eux.
Parmi les ultimes astuces, notez que la feuille est l’élément le plus boudé par les joueurs (29,6% de fréquence d’apparition, contre environ 35% pour les deux autres), et qu’en cas de panique ou d’impossibilité à lire l’adversaire, il est toujours possible de tricher en présentant un quatrième symbole, comme par exemple le V de Spock dans Star Trek. La partie sera considérée comme nulle et vous permettra de reprendre vos esprits pour la suite. L’ensemble de ces règles a d’ailleurs été éditée dans une infographie proposée par le site Design Taxi.
L’autre façon de gagner, plus fiable, est plutôt déconseillée (car nettement plus onéreuse) en cas de simple concours amical. En 2012, des chercheurs de l’université de Tokyo ont peaufiné un robot capable de gagner dans 100% des cas. Sa méthode: il vous filme à 1.000 images par seconde afin d’anticiper chacun de vos gestes, et ainsi de deviner quel va être votre choix avant même que vous n’ayez déployé la main.
En un mot comme en cent: c’est de la triche. Qu’on se base sur du pur hasard ou qu’on développe des rudiments de stratégie, le chifoumi est un jeu pur et noble, pas une discipline paillasson sur laquelle on peut décemment s’essuyer les pieds. Les grands noms de ce fascinant domaine des mathématiques qu’est la théorie des jeux (dont le fabuleux John Nash, célébré de façon si réductrice dans le film Un homme d’exception de Ron Howard) ne se sont pas cassé la tête pour qu’un simple robot un peu roublard vienne casser la si belle mécanique de ce jeu d’une simplicité absolue, mais qui n’a pas fini de divertir ou de départager des générations de potes.