Lorsque Gawker a publié un extrait d’une sextape du catcheur Hulk Hogan en 2012, le site ne s’attendait probablement pas à de telles répercussions. Alors qu’Hogan réclamait un peu plus de 100 millions de dollars, la justice américaine a condamné le site internet américain à lui payer la somme de 140 millions de dollars. Gawker a ensuite perdu le premier round: la juge Pamela Campbell a rejeté la requête du site pour un nouveau procès. Mais il n'a pas encore jeté l'éponge, et va faire appel devant la cour d'appel du second district de Floride.
Mais, plus que le jugement, c’est la découverte de l’homme qui finançait le procès de Hulk Hogan depuis le début qui agite la presse américaine en cette fin mai: Peter Thiel. Le 24 mai, Forbes a révélé que le milliardaire «a secrètement payé les dépenses judiciaires de Hulk Hogan dans le procès qui l’opposait à Gawker. Selon des personnes proches du dossier, qui ont accepté de parler à condition de rester anonymes, Peter Thiel a joué un rôle-clé dans le financement des affaires que Terry Collea, alias Hulk Hogan, a porté en justice contre Gawker».
Malgré tout ce qu’il a réalisé par le passé, Peter Thiel n’est pas vraiment l’homme le plus connu de la Silicon Valley. Il a pourtant notamment cofondé PayPal en 1998 aux côtés de Max Levchin et y a travaillé avec Elon Musk, avant de fonder la société d'analyse de données Palantir, de devenir le premier investisseur extérieur de Facebook, dès août 2004, ou encore d’intégrer Y Combinator (une célèbre entreprise américaine de financement précoce de start-ups) en mars 2015. Libertarien (une philosophie politique peu présente en France), il a également fait parler de lui en soutenant ouvertement Donald Trump et est aussi délégué pour la convention républicaine.
Personne dans l’entourage de Thiel n’ayant souhaité s’exprimer officiellement sur cette affaire, les rumeurs se sont faites de plus en plus fortes. Jusqu’à ce que Peter Thiel accorde finalement une interview au New York Times, où il confirme que tout ceci était bien vrai.
Valleywag et l’«outing» de Peter Thiel
Pour comprendre pourquoi le milliardaire a décidé de venir en aide à Hulk Hogan, il faut remonter à 2007. Gawker (et plus précisément le blog Valleywag, depuis fermé) avait alors publié un article intitulé: «Peter Thiel est complètement gay, les gars». Jusque-là, personne n’avait alors évoqué sa sexualité dans un article, même si l’affaire est visiblement connue d’un certain nombre de personnes. Owen Thomas, l’auteur de l’article, qui travaille désormais au San Francisco Chronicle, l’explique d’ailleurs au New York Times:
«Comme je l’ai déjà dit par le passé, je n’ai pas “outé” Peter Thiel. J’ai bien parlé de sa sexualité, mais c’était déjà connu au sein d’un large cercle qui estimait que cette discussion ne devait pas sortir d’entre eux. J’ai trouvé cette attitude rétrograde et homophobe, et cela donnait des informations dans mon article. Je suis persuadé qu’il était déjà sorti du placard, et pas que je l’en ai sorti.»
Jamais Peter Thiel n’avait attaqué Gawker pour ces révélations. Deux ans après la publication de Gawker, le milliardaire avait cependant qualifié le blog Valleywag de «l’équivalent d’al-Qaida pour la Silicon Valley» car, selon lui, l’état d’esprit de la verticale de Gawker était le même que celui d’un terroriste, «purement destructeur»:
«Valleywag effraie tout le monde. C’est terrible pour la Valley, qui est censé être le lieu où l’on est prêt à réfléchir à voix haute et à être différent. Je pense qu’on devrait les décrire commes des terroristes, pas comme des rédacteurs ou des journalistes. [...]
C’est une comparaison lourde de sens, mais c’est comme le terrorisme dans le sens où vous essayez d’être plus méchant de manière gratuite et plus sensationnel, comme un terroriste qui essaie de sortir du lot et de choquer les gens. On rentre dans cette dynamique malsaine qui consiste simplement à choquer les gens.»
Des déclarations dont Gawker s’était bien évidemment moqué.
Le meilleur et le pire de Gawker
Valleywag s’en était pris à pas mal de monde dans la Silicon Valley, rappelle le New York Times: de Larry Page et Marissa Mayer à Eric Schmidt (Google), en passant par Sean Parker (Napster) et donc Peter Thiel. «C’était une publication de ragots à l’ère du numérique: abrasive, consciente, qui se jetait des fleurs, parfois injuste, résume le quotidien new-yorkais. Elle était remplie de sarcasmes, et publiait des choses que les gens savaient ou présumaient, mais qu’il était hors de question de dévoiler.»
Si l’Amérique apporte son soutien à Gawker et décide que l’on peut voir plus de personnes “outées” et plus de sextapes être publiées sans le consentement des personnes dedans, alors elle trouvera un moyen de sauver Gawker et je ne pourrai pas l’arrêter
Peter Thiel
Valleywag a finalement fermé en 2008, mais l’état d’esprit n’a pas vraiment changé à Gawker, malgré un recentrage «délaissant les histoires de tabloïds pour se recentrer sur la politique». Le dernier exemple date de l’été 2015: en juillet, le site internet avait révélé l’homosexualité du frère d’un ancien secrétaire du Trésor américain, marié à une femme et ayant des enfants, avant de finir par supprimer la publication. Comme le rappelait alors Mediaite, «les critiques avaient alors pointé du doigt que cet homme n’était pas une figure publique, et qu’il n’avait jamais eu de propos contre les droits des homosexuels, et qu’il n’y avait donc absolument aucun intérêt à outer un homme marié avec une vie de famille».
Mais, pour toutes les choses pas vraiment jolies que Gawker a publiées, le site internet a également révélé qu’Hillary Clinton utilisait une adresse e-mail privée alors qu’elle était secrétaire d’État, le passé de Bill Cosby avec les femmes, le rôle de Tom Cruise au sein de la scientologie, des documents confidentiels sur la fortune de Mitt Romney, ou encore une histoire de harcèlement sexuel chez les fondateurs de Tinder, et le fait que des curateurs de Facebook supprimaient certains contenus des sujets les plus discutés en fonction de leur couleur politique.
Vengeance
Alors, forcément, quand il a vu que Gawker se faisait attaquer pour cette histoire de sextape (qui est déjà extraordinaire en elle-même), il a dû se dire que la vengeance était bien un plat qui se mange froid. Selon le New York Times, Peter Thiel a dépensé 10 millions de dollars dans cette affaire:
«Ce n’est pas vraiment une question de vengeance, c’est plus une question de dissuasion ciblée. J’ai vu Gawker inventer un moyen unique et incroyablement nuisible d’attirer l’attention en agressant des gens, même quand il n’y a aucun lien avec un intérêt public.»
Il estime que Gawker a ruiné la vie de nombreuses personnes «sans raison» et a donc choisi d’endosser le rôle du chevalier blanc, qui allait réparer tout le mal qui avait pu être fait:
«Je ne voulais vraiment pas faire quoi que ce soit. Je pensais que ça ferait plus de mal que de bien. Un de mes amis m’a convaincu que, si je ne faisais rien, personne ne ferait quoi que ce soit. [...]
Ce n’est pas à moi de décider ce qui va arriver à Gawker. Si l’Amérique apporte son soutien à Gawker et décide que l’on peut voir plus de personnes “outées” et plus de sextapes être publiées sans le consentement des personnes dedans, alors elle trouvera un moyen de sauver Gawker et je ne pourrai pas l’arrêter.»
Il n’y a pas que Hulk Hogan qui a été aidé financièrement par le milliardaire américain. Le New York Times indique qu’il a aussi secrètement payé les factures d’autres personnes. Nick Denton, le fondateur de Gawker, assure en avoir identifié deux autres. À chaque fois, Gawker est attaqué pour plusieurs millions de dollars de réparations. En clair, même si la plainte d’Hogan n’avait pas abouti, Gawker n’était pas au bout de ses peines.
Des tactiques effrayantes
Tout ceci «est tordu», estime Nick Denton. Il s’adresse directement à Thiel dans une lettre ouverte publiée sur son site et invite le milliardaire à réfléchir sur les conséquences de ses actes et la façon dont tout ceci va être perçu par le public.
Comme le souligne Le Monde, si Peter Thiel estime ne pas mettre la presse américaine en danger en montrant qu’un milliardaire est prêt à dépenser des millions de dollars pour s’en prendre à une publication, le reste des médias n’est pas tout à fait d’accord. Le meilleur exemple est sans doute venu de Wired, pourtant régulièrement attaqué pour être trop gentil avec le monde de la technologie.
.@stevesi @MikeIsaac @caseyjohnston @buzz @mims to be fair, wired is quite critical of the B-52 pic.twitter.com/NcWKn5P532
— Will Oremus (@WillOremus) 19 avril 2016
Brian Raftery y a publié une ode très satirique au milliardiaire américain. Pour Fusion, ces tactiques sont effrayantes pour quiconque croit en la liberté d’expression (qui est beaucoup plus large aux États-Unis qu’en France):
«Si elle fonctionne contre Gawker, cette stratégie pour être utilisée par n’importe quel milliardaire contre n’importe quelle entreprise des médias. [...] Jusque-là, ils se sont contentés d’attaquer les entreprises en tant que plaignants dans des affaires qui les concerne. Mais Thiel a prouvé que l’on pouvait y aller à l’arme lourde: financer d’autres poursuites, autant qu’il en faut pour mettre en faillite des médias. Très peu de médias ont les ressources judiciaires pour résister à un tel déluge.
En finançant Hulk Hogan, Thiel a réussi à changer le monde. Il a rendu les vies des médias bien plus précaires, et a créé une toute nouvelle arme qui peut être utilisée par n’importe quel milliardaire maléfique contre n’importe quelle publication. Et le tout ne lui a coûté qu’une dizaine de millions de dollars. Sacré retour sur investissement!»