Elle tient fermement les six cartes d’identité de ses enfants. Sa tête est baissée, aucune expression ne se dégage de son visage, elle est ailleurs. Dans sa petite baraque en parpaings de six mètres sur trois, au cœur du camp de Dibaga, les regards qui s’attardent sur elle sont douloureux.
Il y a quatre jours, S. a vu Walid, son fils de 7 ans, mourir sous ses yeux. Un homme de Daech lui a tiré une balle dans la tête. «L’arrière de son crâne a été arraché», chuchote doucement le frère de S. en mimant inutilement le drame. Trois autres de ses enfants ont été touchés par une rafale, aux genoux ou aux cuisses. Ils gisent à côté d’elle, dans la chaleur étouffante de l’après-midi. Ils s’en sortiront, l’un d’entre eux sûrement handicapé à vie. L’aîné de 13 ans, lui, a été physiquement épargné. Pas mentalement. Il regarde ses frères et sœurs les dents serrées, les yeux plissés, extrêmement tendu.
Le camp de Dibaga, au Kurdistan irakien, est à une quinzaine de kilomètres du front où les soldats kurdes et l’armée irakienne combattent l’État islamique. Alors que la première phase des opérations pour reprendre la ville de Mossoul a été lancée le 24 mars, des milliers d’Irakiens profitent du chaos pour s’enfuir des territoires sous contrôle de l’organisation terroriste. À Dibaga, ils sont près de 4.000 à avoir traversé la ligne de front en un mois, la tête encore pleine des exactions qu’ils ont pu vivre.
Quatre jours plus tôt, S., sa mère, son mari Mohamed Abdullah, leurs six enfants et Saoud, l’oncle, ont tenté leur chance. «Il était 7 heures du matin, l’armée irakienne était aux portes du village, raconte Mohamed. «Il y a d’abord eu des bombardements, des échanges de tirs. Puis un grand silence, c’est là que nous avons décidé de bouger.» À ce moment-là, les djihadistes ont déjà perdu. L’armée irakienne les submerge. «Lorsque nous sommes sortis, les tirs ont repris.» Un sniper vise la famille, abat Walid, fauche les trois autres enfants, atteint la grand-mère au bras. «Je ne savais pas quoi faire, lâche Mohamed dans un souffle. Ils nous ont tiré dessus pour mettre la pression sur l’armée et pour montrer ce qui arrivait à ceux qui fuyaient.»
Saoud, l’oncle, ramasse le corps sans vie de Walid, l’allonge à l’arrière de son pick-up avec ses deux frères et sa sœur blessés. Vingt minutes plus tard, ils sont à Makhmour, la première ville de l’autre côté de la ligne de front. Enfin libres, après deux longues années à subir l’organisation terroriste, il n’y a pas de trace de joie ou de soulagement dans la famille.
En passant les tranchées au milieu de la plaine de Makhmour sans l’un des leurs, les parents comme les enfants ont basculé. «C’est un cauchemar permanent. Je n’arrête pas de revoir mon enfant tomber juste à côté de moi», confie Mohamed. Pour prendre en charge les traumatisés, plusieurs ONG sont présentes sur le camp de Dibaga. «J’ai parlé avec des psys de l’une d’entre elles. Mais je ne suis pas le seul cas. Ils m’ont dit qu’on était des milliers. La seule chose qu’ils ont pu faire, c’est de nous mettre dans un abri en parpaings et pas dans une tente.»
Éclats d’obus
Rzgar Abed, le responsable du camp, est bien conscient de la fragilité psychologique de ses habitants. «Il suffit de se promener quelques minutes pour entendre des histoires difficiles, lâche-t-il, impuissant. Ces gens ont traversé des champs de mines, certains ont été fouettés par les hommes de l’EI, des familles entières ont été décimées. Des psychologues viennent deux fois par semaine pour s’occuper d’eux, mais nous devons nous occuper en priorité de leur sécurité, de leur trouver un abri et de les nourrir. L’aspect psychologique vient après.» Le camp, dont la capacité d’accueil maximal est de 1000 familles doit déjà en gérer 200 de trop. «Au terme des opérations, nous devrons accueillir 30 000 à 35 000 personnes en plus ici».
Saoud, l’oncle de Walid, le reconnaît, sa réinsertion sera compliquée. Sa bouche est gonflée, constellée de croûtes. «C’est le stress qui fait ça. C’est à cause de la tristesse qu’elles sont comme ça.» Ancien policier, il a démissionné quand Daech est arrivée à Mossoul. Cela ne l’a pas empêché d’être emprisonné plusieurs jours lorsqu’ils ont découvert son métier. «Ils m’ont suspendu par les poignets à un mètre du sol et m’ont fouetté pendant une heure.»
C’est un cauchemar permanent. Je n’arrête pas de revoir mon enfant tomber juste à côté de moi
Mohamed Abdullah
Au gré des discussions, des bribes d’histoires se dévoilent. Chacun a la sienne. Des histoires d’éclats d’obus dans les jambes récoltés pendant la fuite, d’incarcérations arbitraires, d’humiliations en tout genre. Autant de récits que les déplacés de Dibaga se disent et ressassent ensemble. Les consultations se font plus autour du thé qu’avec des psychiatres diplômés. Qui est mort? Comment? Où? Quel est le pire moment vécu sous la domination de Daech? On parle de tout. Du manque de nourriture, aussi.
«Quand on est partis, il n’y avait plus grand-chose à manger. Ou alors ça coûtait une fortune, explique Abou Ali, la cinquantaine. Le prix des tomates a triplé, alors on complétait avec des fèves ou des plantes.» Assis devant une grande tente, Abou Ali fait fureur avec son chapeau haut de forme confectionné en bouts de carton et frappé du logo des Nations unies. Très vite, le blagueur s’efface quand il évoque son désir de vengeance. «Ils ont tué ma sœur un soir de juillet l’année dernière. C’était le ramadan, nous rompions le jeun quand j’ai entendu les coups de feu. Elle habitait avec son mari à une centaine de mètres de chez moi.» Quand il accourt chez elle, quatre hommes masqués sont devant la maison. Il entre et soulève de terre son corps criblé de balles. «Je n’ai pas posé de question, ils m’auraient tué aussi.» Sa sœur, il y a cinq ans, s’était présentée à des élections locales. Elle a été dénoncée. «Selon eux, une femme ne doit pas faire ça, explique-t-il avec un sourire triste. Ces gens peuvent sortir une loi et la changer juste après. Il n’y a rien de clair, ça change en fonction de leur humeur.»
«Très peu de psychiatres»
Une chose est certaine, sous Daech, les interdictions sont nombreuses. Pas de cigarettes, pas de satellite, pas de téléphone, interdiction de se raser la barbe, obligation de porter le pantalon court pour les hommes et d’être entièrement voilées pour les femmes. Selon les témoignages, la punition va de la simple amende à l’emprisonnement ou l’exécution.
Diman est coordinatrice pour l’ONG Al Masala. Au début des opérations militaires qui ont provoqué l’appel d’air, «la situation était vraiment intenable» affirme-t-elle. Depuis, Al Masala, avec l’aide de Médecin sans frontières et de l’International Medical Corps, a réussi à améliorer la prise en charge des «nouveaux». Néanmoins, la situation n’est en rien idyllique:
«Nous avons très peu de psychiatres au Kurdistan, c’est notre plus gros problème. Certaines personnes ont besoin de traitement mais nous ne pouvons leur apporter que des soins basiques. Ces gens ont tout quitté, ils vivent avec des voisins qu’ils ne connaissent pas. Ils ne se sentent pas en sécurité: ça crée énormément de pression psychologique.»
En plus du manque de moyens, les ONG s’occupant de soutien psychologique ont un autre obstacle, tout aussi important. «Lors de leur arrivée dans les camps, les déplacés ou les réfugiés disent qu’ils n’ont que des besoins matériels. Après plusieurs mois, plusieurs années parfois, ils commencent à parler. Pour le moment à Dibaga, ils parlent principalement de problèmes logistiques», ajoute Shahla Hussein, travailleuse sociale d’Al Masala.
Mohamed Abdullah, lui, n’a aucune idée de quoi sera fait son avenir. Pour le moment il tente d’encaisser. Son plus jeune fils lui a demandé l’autre jour «si les médecins pouvaient réparer la tête de Walid». Il a aussi entendu sa fille de 13 ans, une balle encore logée dans la jambe, lui hurler qu’elle ne voulait plus vivre. «Je reprendrai peut-être une vie normale. Nous les Irakiens nous avons tous des problèmes. Nous devons les surmonter.» Les enfants? «Nous ne parlerons plus de Walid et ils oublieront.» Les rescapés de Dibaga ont réussi à s’échapper de Daech, mais pas de leur passé. Ils doivent maintenant surmonter un autre défi peut être encore plus dur: renouer avec une vie «normale».