Who remembers Arthur Scargill, qui conduisit le syndicalisme anglais à sa destruction il y a trente-et-un ans? Dans l’atmosphère trempée des canons à eaux qui dispersent les blocage des raffineries, Philippe Martinez, le patron de la CGT, peut ressembler au chef des mineurs du Yorkshire, qui défiait Margaret Thatcher entre 1984 et 1985, dans une grève d’un an terminée en déroute du prolétariat organisé, laissant le champ libre au libéralisme que l’on sait.
Demain, si l’ordre revient en France et l’essence avec, si la grève illimitée des transports tourne en rodomontade, si la grève du nucléaire enrage le pays, que restera-t-il de la «cégète», de son histoire et de sa fierté blessée? Elle veut moins gagner que tuer l’ennemi: les socio-libéraux qui parlent avec talent le langage des pouvoirs de toujours, ou de droite (contre une «grève minoritaire» et la «prise en otage» de la population)… Ces socio-libéraux qui veulent aussi l’humiliation de la centrale, prèts à faire table rase d’un archaïsme de classe pour le plus grand bonheur de leurs successeurs.
Evidemment, il faut raison et proportion garder. En France, le conflit oppose deux moribonds politiques, un pouvoir démonétisé et un syndicat acculé. Chacun est d’autant plus dur qu’il est faible, mais les protagonistes sont de second rang.
Outre-Manche, une guerre de géants
Au Royaume-Uni, l’affrontement des mineurs et de Thatcher fut une guerre de géants. La Dame de fer venait d’être réélue pour rendre Britannia au capitalisme, ayant vaincu les généraux argentins dans la guerre des Falklands. La National Union of Mineworkers (NUM), l’union nationale des travailleurs des mines, était une force sans égale dans le salariat, qui avait fait tomber un Premier ministre, Edward Heath, quelques années plus tôt. Scargill, jadis communiste passé au Labour, secrétaire général de la NUM, voulait recommencer, et puisque que les camarades parlementaires avaient échoué face aux Tories, il ferait tomber le diable en paralysant le pays.
Maggie Thatcher ouvrit le feu en demandant la fermeture de vingt puits déficitaires, menaçant vingt mille emplois. Dans sa besace, sans le dire, elle en préparait d’autres: on démantèlerait les mines du pays, au nom de la rationalité économique. Scargill répondit en décrétant la grève, sans en passer par le vote de ses adhérents: il savait que son option était minoritaire, dans l’absence de solidarité d’une profession menacée. Ce fut terrible et sanglant. Police et mineurs s’affrontèrent en batailles rangées. Deux mineurs furent tués dans des bararres sur des piquets de grève. Trois adolescents perdirent la vie accidentellement, en allant ramasser du charbon dont leurs familles avaient besoin. Un chauffeur de taxi fut tué en transportant un non-gréviste sur son lieu de travail.
Méthodiquement, Maggie Thatcher s’employa à contenir ses adversaires, organisant des réserves d’énergie pour échapper aux pénuries, soutenant les non-grévistes, interdisant aux directions des mines de négocier un compromis, combattant, ainsi disait-elle, le «socialisme» et les voyous. Version originale: «What we have got is an attempt to substitute the rule of the mob for the rule of law.» Traduction: «On essaye de remplacer le règne de la loi par le règne de la populace.» Le mot qu’elle employait, «mob», se réfère aussi bien aux foules qu’au gangstérisme. Le parti travailliste était gêné par la violence de Scargill. Au bout d’un an, les mineurs rentrèrent chez eux. Ils avaient faim.
La suite est connue. Le Royaume-Uni ne serait plus jamais bloqué par ses syndicats. Les mines payèrent le prix de la défaite. Les fermetures allèrent en s’accentuant. Trente ans plus tard, il ne restait qu’une poignée de puits. Un village du Yorkshire, Grimethorpe, fut décrété le plus pauvre du pays par l’Union européenne. La mémoire ouvrière célébra la plus belle des défaites et le cinéma britannique s’en nourrit dans son chant du cygne. Dix ans après la défaite, Les Virtuoses l’odyssée d’un orchestre de mineurs au moment de la fermeture, devint le film manifeste de la working class abattue. «Mon père va mourir et Margaret Thatcher vit encore», pleurait un personnage. Pour d’autres, Thatcher est restée l’héroïne d’une libération.
Montée au conflit assumée, délibérée
Fera-t-on un jour de Manuel Valls le Thatcher français, celui qui aura secoué le joug cégétiste, ce syndicat devenu l’incarnation du blocage français? La comparaison a déjà été utilisée par la verte Cécile Duflot, de manière polémique. Cette fois, on touche à une réalité idéologique. L’histoire serait aigrement cocasse.
Il y a, dans ce qu’on entend du côté du pouvoir, des réminiscences thatchériennes, quand le Premier ministre évoque des procédés «pas démocratiques» pour stigmatiser la centrale ou explique qu'elle «ne fait pas la loi dans ce pays». Toutes choses égales par ailleurs, la montée au conflit assumée, délibérée, de part et d’autre, rappelle des souvenirs. Volonté affichée du pouvoir de ne rien céder, et mépris de l’adversaire: la CGT n’est plus un interlocuteur depuis un moment. Langage de plus en plus politique de la CGT, qui dénonçait il y a peu les violences policières (Scargill, lui, comparait Margaret Thatcher à un dictateur latino-américain) avant de jouer le défi.
Enjeu de survie pour le syndicat. Enjeu identitaire pour le pouvoir: céder sur la loi travail serait une ultime avanie. Enjeu d’atmosphère. Comme le Royaume-Uni était sous la surveillance du pouvoir syndical, la France serait empêchée par une poignée de syndicalistes… À notre échelle parodique, on s’y retrouve.
Ce qui change, évidemment, c’est le lieu et le moment, et le prétexte, et cela change beaucoup. On ne parle pas d’emplois menacés ici, comme en Angleterre où la vie des mineurs était en jeu, mais d’une évolution du droit. On ne parle pas non plus d’un pouvoir de droite affirmant son idéologie et sa reconquête, du libéralisme s’ébrouant pour imposer sa marque. C’est déjà fait, et depuis un moment: la fin de l’histoire est écrite, et l’on en est au stade de la dispersion des vaincus.
Le syndicalisme français a connu il y a longtemps sa défaite historique: c’était à la fin des années 1970, quand il lançait toute ses forces pour empêcher, en vain, un premier démantèlement de la sidérurgie. Il y eut alors des affrontements, de foules, une répression brutale (le 23 mars 1979 à Paris), une ébauche d’autonomie ouvrière, quand des radio pirates (Radio Longwy, Radio Quinquin) défiaient le pouvoir… Il y eut au bout la défaite, les usines rasées, des champs de betteraves remplaçant les haut-fournaux du côté de Denain. Ce qui reste du syndicalisme se bat depuis comme la Garde à Waterloo, dans une poignante caricature, balayée par l’air du temps… ou bien s’adapte aux nouvelles donnes, telle la tranquille CFDT. Avant Scargill, il y eut cela. On est au bout de notre histoire, et le conflit El Khomri n’est pas majestueux. Il est un peu triste, et passionnant si l’on s’intéresse aux idées politiques.
Une gauche que tout assiège
L’enjeu, ces jours-ci, est interne à un camp en repli. On ne parle que de la gauche, que tout assiège et qui veut en finir avec elle-même. Une gauche social-libérale, qui gouverne et secoue ce qui lui reste de son passé; et la CGT qui est son remords, son antithèse et sa preuve. En 2003, le PS soutenait encore la centrale contre la réforme des retraites du gouvernement Raffarin. Cette petite démagogie est passée par-dessus bord. Il s’agit aujourd’hui de purger l’histoire et d’être complètement ce que l’on est devenu. Par-delà les habiletés et les tentations, par-delà la proverbiale propension de François Hollande à ne jamais régler les comptes idéologiques, Manuel Valls poursuit un combat ancien. Rompre, rompre enfin, et rompre vraiment avec le «surplomb marxiste», être une gauche «moderne», ne plus rien avoir en commun avec les «archaïques», être enfin un parti de l’ordre… Un syndicat minoritaire et un pouvoir impopulaire s’empoignent jusqu’à la mort possible, sous les yeux d’une droite goguenarde et d’une opinion lassée.
On va regarder ça avec le sens du tragique, et un peu de mémoire, pour ne rien dramatiser. Il y en eut d’autres, au fait, des socialistes et des gens de gauche, qui affrontèrent la CGT, alors puissante, dans la rue et dans les guerres. En 1947-48, un ministre socialiste de l’Intérieur, Jules Moch, dressait la République armée et ses CRS contre les grévistes communistes. Staline vivait, on parlait d’autre chose, d’une insurrection possible et d’un coup d’Etat? Ça valait le coup, alors, de défendre la République dans les plaies et bosses des travailleurs? Aujourd’hui, on nettoie son passé aux canons à eau. C’est plus net.