Ankara
13h35 au lycée Tevfik-Fikret d’Ankara. Le brouhaha joyeux des 1.600 élèves de l’établissement vient de s’éteindre d’un seul coup. Les couloirs sont déserts, le silence est total à l’exception d’un filet de musique classique qui ajoute à l’incongruité de l’instant. Les secrétaires dans leurs cages de verre ont interrompu leurs travaux, le vigile a abandonné son talkie-walkie. On retrouve un agent d’entretien, inerte, à l’entrée des toilettes. Tous portent les mêmes stigmates: un air concentré, et, entre les mains, un livre.
Dans les salles de classe, c’est par centaines qu’on dénombre les jeunes victimes de cette étrange expérience menée depuis quinze ans par la direction du lycée: consacrer, chaque jour ouvré, qu’on soit élève, enseignant ou personnel technique, quinze minutes de son temps à la lecture. Soit, sur l’ensemble d’une scolarité, plus de 500 heures dédiées au livre. On peut se plonger dans l’ouvrage de son choix, sans restriction de genre –la bande dessinée à sa place à côté des romans et des manuels scolaires– ou de langue –ici, on parle et lit indifféremment turc, français et souvent anglais.
Pour la directrice de l’établissement, Ayşe Başçavuşoğlu, le succès de ce «temps de lecture», instauré en 2001, ne fait pas de doute. «Certes, on a toujours des élèves qui ne lisent pas, ou qui oublient leur livre. Mais ils sont minoritaires», explique Mme Başçavuşoğlu. Le livre est devenu pour la plupart des élèves un objet usuel, voire indispensable, qui fait partie de leur quotidien. «Ils voient les livres de leurs copains, se les recommandent, se les échangent. Comme ils ont toujours un bouquin dans leur cartable, ils peuvent le sortir et lire en classe quand ils ont fini en avance un contrôle, ou dans la navette de transport scolaire. C’est devenu une habitude», poursuit la directrice.
Englués dans la lecture
Un rapide tour d’horizon des salles de classe confirme les dires de l’enseignante. Si le bavardage et la sieste, planqué derrière une BD, n’ont pas totalement perdu leurs droits, de nombreux élèves sont bien englués dans la lecture. Les élèves abordés ne sont clairement pas des cancres –on devine qu’il y en a peu dans cet établissement privé, fondé en 1964 par des amoureux de la langue française. Birse, élève de Terminale, lit Crime et Châtiment, de Dostoïevski. Elif, également en Terminale, préfère la poésie de Sunay Akın, tandis que Gülcan affirme lire un livre «un peu difficile» en anglais sur les théories de Darwin. L’établissement accueille même une jeune prodige de la littérature, Irem Tarcan, auteur à 13 ans d’un roman d’aventures fantastiques, publié en turc, qui assure avoir «pris l’habitude de lire grâce au temps de lecture». Mais, même pour les irréductibles gibiers de fond de classe, l’expérience finit par porter ses fruits, estime Deniz, élève de Troisième: «Si tu ne lis pas, tu ne fais rien, tu perds ton temps. Alors, les élèves finissent par ramener un livre avec eux.»
Comme ils ont toujours un bouquin dans leur cartable, ils peuvent le sortir et lire en classe quand ils ont fini en avance un contrôle, ou dans la navette de transport scolaire
Ayşe Başçavuşoğlu, directrice du lycée Tevfik-Fikret d’Ankara
Elle a en tout cas séduit plusieurs artistes et écrivains français de renom, mobilisés pour la promouvoir dans l’Hexagone. À l’origine de l’initiative, le cinéaste Olivier Delahaye a découvert le «temps de lecture» du lycée Tevfik-Fikret un peu par hasard, à l’occasion d’une projection de son film, Soleils, à Ankara, au printemps 2015:
«J’ai trouvé ça extraordinaire. Les effets de ces temps de lecture sont évidemment importants pour la culture, pour la faculté de jugement de l’élève, mais, ce qui m’a frappé aussi, c’est le rapport qui s’est établi entre les élèves et les professeurs, commente le réalisateur. Il n’y a plus de relation hiérarchique, il y a des échanges, des élèves conseillent des livres aux professeurs.»
Après une lettre au ministère de la Culture, restée sans réponse, l’artiste s’est adressé aux pensionnaires de l’Académie française. «Dans la demi-heure, j’ai reçu un courriel d’Erik Orsenna, me répondant: “Cc’est formidable, si vous faites quelque chose, j’en suis.” Puis dans la soirée, un appel de Danièle Sallenave, qui a proposé de tenter l’expérience à la Foire du livre de Brive», la deuxième de France, qu’elle devait présider, indique-t-il. En novembre, le temps s’est ainsi arrêté pour une parenthèse de sept minutes de lecture dans les allées de la Foire ainsi que dans certains établissements scolaires de la ville. Les premiers contacts ont été pris avec des proviseurs de lycée.
Une nouvelle étape a été franchie fin février avec la création d’une association, Silence, on Lit!. «L’idée est de nous entourer d’“ambassadeurs”, des écrivains, des intellectuels qui vont s’engager à accomplir une action. Ce n’est pas trop compliqué: aller voir un établissement qu’ils connaissent déjà pour aller promouvoir l’idée du temps du livre, indique Olivier Delahaye, mentionnant les noms d’Alain Mabanckou, de Dany Laferrière. C’est aussi une chose qui peut se faire aussi au sein des entreprises –se déconnecter, retrouver le silence. Nous allons aussi mener des travaux dans cette direction.»