Cela s'est joué à rien. Le scrutin présidentiel autrichien, qui vient de donner quelques milliers de voix d'avance au candidat vert Alexander Van der Bellen contre celui d'extrême droite Norbert Hofer, dépasse la seule question de la vie politique intérieure d'une nation. Il interroge l'évolution socio-politique d'une Europe confrontée à une crise globale (sociale, économique, financière, migratoire...). À un an de l'élection présidentielle française, il est certain que ce scrutin est particulièrement observé depuis l'Hexagone. Aussi, si le résultat du Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ, Parti de la Liberté d'Autriche), s'inscrit dans un cadre spécifique, il peut éclairer quelques débats franco-français.
Le FPÖ a été fondé à la moitié des années 1950. Si le parti est d'abord dirigé par d'anciens nazis, il évolue rapidement avec la cristallisation de deux lignes idéologiques contradictoires: d'un côté, il est rejoint par d'authentiques libéraux, de l'autre, la tendance extrémiste continue à animer un courant national-allemand pour lequel l'Autriche n'est que partie de la Grande Allemagne. Cependant, entre 1983 et 1986, le FPÖ participe à une coalition gouvernementale avec les sociaux-démocrates, troublant l'identité politique du parti.
De la périphérie politique au centre du système
En représentant un retour aux fondamentaux, Jörg Haider a pu alors s'emparer de la formation. Le tribun est parvenu à compenser la faiblesse de l’implantation sociale du FPÖ par une maîtrise étendue du médium télévisuel et une pratique affinée du lancement de polémiques. Comme Jean-Marie Le Pen alors avec le FN, la force de Jörg Haider a tenu à sa capacité à maintenir un équilibre entre différentes tendances grâce à la production d’une figure charismatique.
Néanmoins, la question du pouvoir amène, ici comme en France, celle de la nature idéologique du parti. La tendance national-allemande se voit imposer le silence à partir de 1993. Le parti s'affiche avant tout comme xénophobe et ultra-libéral. Son altérophobie ne reste cependant pas dans le marbre des années 1930. Le parti s’est ouvert aux renouvellements internes de l'extrême droite: le principal conseiller d’Haider fut longtemps Andreas Mölzer, membre de la Nouvelle droite et partisan d'une conception ethnique de la nationalité. Ce dernier a contribué également aux propositions institutionnelles du parti (mesures de démocratie directe et renforcement de l'exécutif), permettant de formuler une offre certes césariste mais ne relevant pas du souvenir du Troisième Reich.
La cure d'opposition lui a permis de renouer avec un discours social-populiste et avec le succès, soulignant à quel point la position anti-système est davantage tenable sans pouvoir
Pourtant, après que que le FPÖ a remporté en 1999 le score record de 26,9% aux élections, sa participation au gouvernement autrichien a donné lieu à des manifestations «anti-fascistes» bien au-delà des terres autrichiennes.
Au pouvoir, l'action des libéraux s’est, en fait, avérée d’une stricte orthodoxie libérale, renforçant l’action de démantèlement de l’État et des acquis sociaux entreprise par les gouvernements sociaux-démocrates et conservateurs. La trahison des classes populaires qui l'avaient soutenu a été chèrement payée électoralement, puisque le parti est retombé à 10% en 2002.
Le retour en puissance
La cure d'opposition lui a permis de renouer avec à la fois avec un discours social-populiste et avec le succès (21,9% des voix dès les législatives de 2013), soulignant à quel point la position anti-système est davantage tenable sans pouvoir, et combien l'électorat a pour les populistes des mansuétudes qu'il n'a pas pour le reste de la classe politique.
Néanmoins, cela n'a pas empêché des querelles intestines: à son tour, Heinz-Christian Strache a noué une alliance avec les nationaux-allemands, ce qui a mené Haider et ses proches à faire scission pour créer le Bündnis Zukunft Österreich en 2005, au destin d'autant plus chaotique qu'Haider décède en 2008. Pour faire un parallèle: de même qu'un congrès du Parti socialiste se gagne en France par la gauche, le parti nationaliste autrichien est ici dans cette économie ordinaire des partis politiques qui voit les militants porter un souci prioritaire aux questions de pureté idéologique en interne, et s’accommoder plus ou moins des adaptations pratiques lors de l'accession aux affaires.
Heinz-Christian Strache a repris la direction du FPÖ en conservant les fondamentaux du parti, y compris l'opportunisme qui l'a conduit en 2015 à établir une alliance avec les sociaux-démocrates dans le Land du Burgenland, comme Haider l'avait fait dans son fief du Land de Carinthie. Cela ne change rien à l'orientation socio-économique du parti, qui fustige le coût que représente la Grèce pour le contribuable autrichien. En revanche, il adopte la politique de condamnation des «dérapages» telle que Marine le Pen la pratique: le parti s'est défait en 2014 d'Andreas Mölzer, après qu'il a, entre autres, qualifié l'Union européenne de «conglomérat de nègres».
Le choix de présenter Norbert Höfer à l'élection présidentielle s'inscrit dans cette perspective de rénovation communicationnelle, avec la mise en avant des questions de l'islam et des réfugiés plutôt que des discours sur les expériences historiques des États d'extrême droite du siècle passé.
Des leçons françaises de l'élection?
Le nombrilisme français amène à ce qu'un scrutin à l'étranger soit toujours considéré avant tout comme pourvoyeur de leçons pour la vie politique française. L'offre politique française se cherchant actuellement désespérément une recomposition, la question gagne en légitimité. Les cultures et les offres politiques, les situations socio-économiques, ne sont pas égales entre Autriche et France, mais l'ont peut toutefois tenter de discerner quelques éléments.
Cela a souvent été dit: l'indifférenciation entre sociaux-démocrates et conservateurs a été un accélérateur pour le FPÖ. Avec la crise migratoire, l'agitation politique quant aux réfugiés, censée contenir le vote FPÖ, a pu avaliser les diagnostics et propositions populistes.
Considérer qu'une absence d'identité idéologique et de programmes contradictoires soit l'avenir de la politique relève peut-être plus du credo que du fait établi
Finalement, la force du parti a la même origine que sa faiblesse: relever amplement de la fatigue de l'électorat envers une offre politique très indifférenciée. En France, l'électorat de droite estime en grande part que le président Sarkozy ne fit pas la politique de droite à laquelle il aspirait, tandis que l'électorat de gauche considère largement que le Président Hollande n'a pas fait une politique de gauche.
Mobilisations en berne
Autrement dit, il n'est pas certain que l'emballement médiatique autour du «ni droite ni gauche» d'Emmanuel Macron soit si fondé qu'il y paraisse. Il y a un évident épuisement, voire mépris, envers la droite et la gauche que nous avons. Il y a, en France, un désir d'union nationale par-delà des partis mal identifiés. Il y a une crise particulièrement vive de ce qu'est le socialisme français, à laquelle Manuel Valls et Emmanuel Macron essayent chacun de répondre à leur façon, mais en prônant tous deux un dépassement des lignes établies. Cependant, considérer qu'une absence d'identité idéologique et de programmes contradictoires soit l'avenir de la politique relève peut-être plus du credo que du fait établi.
Cette question ne se pose pas que pour le ministre de l'Économie. Depuis le début de l'année, Manuel Valls met en avant une ligne idéologique qui, il est vrai, a le mérite de s'assumer, mais qui a pour fondamentaux une acceptation de l'euro-libéralisme compensée par la promotion d'un souverainisme culturel, censé endiguer le glissement vers l'extrême droite des classes moyennes et populaires –ce que Fabien Escalona qualifiait ici de «nationalisme du cercle de la raison».
Ce positionnement ne respecte ainsi pas cette règle de l'autonomie de l'offre politique, consubstantielle à la survie d'un parti dans le système électoral concurrentiel –comme nous l'évoquions ici à l'échelle à la fois française et européenne. Cette ligne, qui se veut une réponse à la droitisation et à la question de la pression des extrêmes droites en Europe, repose ainsi en partie sur une mauvaise lecture de la production des choix partisans.
Or, le diagnostic importe. Ce que montre également le scrutin autrichien est que l'on ne saurait éternellement songer qu'être candidat face à un candidat d'extrême droite constitue un viatique pour un succès de l'ampleur de celui connu par Jacques Chirac en 2002. Est sans doute passé le temps des mobilisations de masse se voulant «contre le fascisme» lorsque l'extrême droite est aux «portes du pouvoir».
Le candidat élu par tous ceux qui ont refusé l'extrême droite doit trouver une politique empêchant l'explosion sociale
Normalisations?
L'un des éléments qui expliquent ce changement est l'adaptation des partis d'extrême droite aux cadres juridico-politiques. Ils s'inscrivent dans la demande autoritaire, mais si Norbert Höfer et Marine Le Pen ont spécifié qu'ils incarneront la puissance de l’État s'ils sont élus, appliquant une lecture césariste des institutions, ils prennent soin de préciser qu'ils ne comptent pas changer celles-ci, et savent mettre le doigt dans la plaie du déficit démocratique de sociétés où le niveau d'instruction a explosé, dans le cadre d'une Union européenne toujours plus post-démocratique.
Pour autant, l'extrême droite demeure un repoussoir plus fort qu'elle ne se l'imagine: des masses d'Autrichiens non-écologistes se sont mobilisées pour le candidat écologiste contre Norbert Höfer, comme des masses de Français s'étaient rassemblées au second tour des régionales contre les dirigeants du FN.
Le paradoxe est que le résultat autrichien dans un mouchoir de poche désigne aussi l'asymétrie des responsabilités: alors qu'un candidat élu d'extrême droite n'a plus qu'à tenter de réaliser son programme s'il le souhaite, le candidat élu par tous ceux qui ont refusé l'extrême droite doit trouver une politique empêchant l'explosion sociale. Autrement dit, le combat se poursuit bien après les résultats du scrutin.