Je vais vous raconter une petite histoire, celle de Google et de son énorme ratage: la sortie de Wave, le tant attendu logiciel de chat révolutionnaire. L'autre jour, j'étais en train de «waver» avec Zach Frechette, le rédacteur de GOOD magazine, et nous parlions des qualités et des défauts de Google Wave. Alors qu'on faisait le tour du sujet, j'eus une mini-épiphanie. J'allais dire à Zach qu'à mon avis, Google Wave allait avoir bien plus de mal que Twitter à percer, vu l'implication que demande le nouvel outil de Google à ses utilisateurs. Le problème, c'est qu'absolument tout ce que vous tapez dans Wave est affiché en temps réel sur l'écran de votre interlocuteur — Zach pouvait donc suivre ma frappe en live. Du coup ça m'a gêné, et je n'ai pas réussi à exprimer ma pensée.
Tout comme Wave, l'objectif de Twitter était d' «apprendre aux gens à communiquer autrement», écrivai-je à Zach. «Mais sa fonction» — je marquai une pause, cherchant le mot juste. Je voulais dire que si Twitter avait réussi à décoller de cette manière, c'était grâce à sa simplicité enfantine. Voulais-je donc dire «mais sa fonction principale c'est la simplicité»? Non, ça ne sonnait pas juste. Alors but peut-être? - «son but principal c'est la simplicité». Mouais, c'est mieux mais c'est pas encore ça. La pause durait, et le mot que je cherchais — qui était en fait caractéristique — ne venait pas, alors je décidai de construire ma phrase autrement. Peut-être devrais-je effacer tout ce que je venais d'écrire et simplement taper «Twitter fonctionne parce que c'est simple à utiliser»? Mais je ne pouvais pas faire ça, parce que Zach observait le moindre de mes gestes. Il voyait que j'avais du mal, que je m'étais coincé dans un cul-de-sac lexical dont j'essayais désespérément de sortir sans pour autant avoir l'air ridicule.
C'est alors que je vis Zach taper «Ne laisse pas la frappe en temps réel t'intimider!» Et voilà, c'était foutu, à quoi bon exprimer mon point de vue maintenant ? Je résumai donc ma pensée de façon très maladroite et décidai de ne plus jamais essayer d'être profond sur Wave.
Discuter sur Wave, c'est comme parler à un télépathe un peu trop curieux. Sur une messagerie instantanée traditionnelle, vous pouvez lire ce qu'a écrit votre interlocuteur une fois que celui-ci a tapé sur Entrée, et seulement s'il a tapé sur Entrée. (Oui, c'est vrai, vous pouvez aussi savoir si l'autre est en train de taper ou non, mais honnêtement, il y a bien plus embarrassant.) Sur Wave, n'importe quelle faute d'orthographe, phrase avortée ou tentative vaine d'être sarcastique, tout cela s'affiche en direct chez votre interlocuteur. Au début on pense naturellement à un bug, tant cela est anti-naturel. Sauf qu'il s'agit d'une caractéristique de Wave — et c'est même la plus grande fierté de Google à propos de ce produit.
Au printemps dernier, lorsque Google a présenté Wave pour la première fois, son créateur avançait que la frappe en temps réel imitait les conversations dans la vraie vie. Comme vous allez saisir le propos de votre interlocuteur avant que celui-ci n'ait terminé sa phrase, vous pourrez donc lui répondre immédiatement, ce qui — et c'est l'argument principal de Wave — accélèrera le rythme de vos conversations. En théorie seulement. Parce qu'en pratique, la frappe en temps réel a tendance soit à ralentir vos discussions, soit à les rendre parfaitement soporifiques. Il n'y a rien de plus horrible que d'anticiper la réaction de votre interlocuteur à chaque mot que vous tapez. C'est tout bonnement infernal, mais il n'y a aucun moyen de désactiver cette fonction. (Ceci dit, l'application n'est pour le moment dispo qu'en preview et sur invitation seulement, il est donc possible que cela change bientôt.)
La frappe en temps réel est le prototype même de ce qui pose problème avec Wave et son souhait de révolutionner la communication online : en essayant de résoudre des problèmes qui n'exigent pas d'être résolus, Wave crée de nouvelles prises de tête. Mais c'est quoi au juste Wave ? Ses créateurs la présentent comme une application qui vise à moderniser les échanges par e-mail en y ajoutant certaines caractéristiques venant de la messagerie instantanée, des wikis et autres outils collaboratifs du Web. Tenter d'améliorer le courrier électronique est une noble cause : on en reçoit trop, la plupart est totalement inutile (même ce qui n'est pas considéré comme du spam), et les conversations par mail avec plus de 2 ou 3 personnes en même temps finissent par dégénérer de façon totalement anarchique.
Mais Wave essaie de résoudre ces problèmes en remplaçant l'e-mail par une interface jamais vue auparavant, pas du tout intuitive et qui, c'est un comble, crée en plus de nouvelles difficultés. Pour ne serait-ce que savoir comment envoyer un message, répondre ou ajouter des interlocuteurs à une conversation, il faut regarder les vidéos réalisées par la team Wave. Vous devez même apprendre une nouvelle nomenclature : sur Wave, les messages sont appelés des waves, eux-mêmes composés d'éléments appelés blips. Il y a aussi d'autres types de messages appelés pings, plus urgents que les waves - mais une fois qu'on a répondu à votre ping, celui-ci se transforme en wave. Pigé ?
Et ça n'est pas fini, puisque Wave débarque avec tout le tremblement: on peut ajouter des tas de widgets à ses discussions - vidéos, cartes, sondages, Sudoku, etc. On peut décider de répondre à un point précis (celui-ci apparaîtra donc sous le point précis abordé par votre interlocuteur), revenir en arrière et corriger les messages des autres, «rejouer» une conversation en entier, c'est-à-dire voir chaque message apparaître dans l'ordre — un peu comme si on avait enregistré votre conversation. Mais ça n'est pas tout, loin de là ! En fait, Wave possède tellement de features superflus et d'une utilité improbable qu'on pourrait penser que Google n'en est pas à l'origine. Il fût un temps où la fierté de Google était sa simplicité. Wave est tellement «trop» que ça pourrait être un produit Microsoft.
Pire, on ne comprend pas tout de suite pourquoi on devrait perdre du temps à apprendre comment s'en servir. Durant les quelques jours où j'ai utilisé Wave, il y a effectivement eu des moments où le logiciel m'a été utile. Un brainstorm avec 5 ou 6 collègues est bien plus productif avec Wave que par mail, messagerie instantanée classique ou vidéoconférence. (Sur Wave, tout le monde peut ajouter des idées ou annoter des listes en temps réel — bien sûr on peut aussi le faire avec Google Docs.) Mais les waves multi-interlocuteurs peuvent s'avérer aussi chaotiques que les mails du même acabit — et je parle d'expérience.
C'était prévisible, puisque rien dans cette application n'empêche les gens de pratiquer leur sport favori, passer d'un sujet à un autre. De la même manière, Wave n'a rien prévu pour remédier au trop plein d'e-mails. Au bout de quelques jours seulement, je commençais déjà à me retrouver dans des conversations qui n'en finissaient pas, avec des gens que je ne connaissais pas.
Bien que ce soit totalement invérifiable, je parie que Wave est une véritable prouesse technologique. Google a réussi à inventer l'appli Web qui ressemble le plus à une appli desktop que j'ai jamais utilisée: ça charge rapidement, c'est plutôt réactif aux commandes utilisateur, et ça plante rarement. (Les seuls hics que j'ai remarqués sont plus que pardonnables, le logiciel étant encore en phase de développement.) Mais l'équipe Wave, certainement ambitieuse, est semblable à son travail, qui malheureusement n'a d'autre but que l'ambition elle-même.
Farhad Manjoo
Traduit par Nora Bouazzouni
Photo de une : Surf en rivière, à Munich, en septembre 2009. REUTERS/Michaela Rehle
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