France

Pour le gouvernement, la Bretagne est devenue une zone à défendre

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De revers électoraux aux municipales et départementales en tensions autour de l'écotaxe, de l'agriculture, de Notre-Dame-des-Landes et de la loi Travail, le pouvoir y accumule déconvenues et tensions depuis le début du quinquennat.

À Rennes, lors de la manifestation du 14 mai 2016. DAMIEN MEYER / AFP.
À Rennes, lors de la manifestation du 14 mai 2016. DAMIEN MEYER / AFP.

Les désignations changent, et il n’est pas sûr que ce soit très bon signe. Dans un article consacré à la montée de la tension à Rennes depuis le début du mouvement d’opposition à la loi Travail, le correspondant local du Monde, Nicolas Legendre, évoque, à côté des rassemblements autorisés, la montée des manifestations «sauvages», non autorisées par la préfecture, notant que «les incidents survenus en marge des cortèges alimentent une liste qui s’allonge presque quotidiennement». De son côté, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, accouru à Rennes pendant le week-end de la Pentecôte pour apporter le soutien de l’Etat à la députée-maire, Nathalie Appéré (PS), et entretenir le moral des policiers, parle, lui, d’«activistes violents». C’est à dire de «casseurs» déjà doués de conscience.

Déjà des militants, même si c’est en vrac; de toutes les causes qui se présentent, ou de leur seule cause personnelle. «Autonomes», anars structurés ou libertaires par énervement adolescent, extrémistes de la «décroissance», volontaire ou subie, adeptes exercés de la marge, ils présentent, plus qu’ailleurs sans doute, la particularité de rester liés au gros des manifestants contre la loi Travail, et, plus largement, de ce corps social de la mobilisation permanente, qui, dans le Grand Ouest, entre Bretagne et Pays nantais, se porte, par culture, par tradition, autant que par opportunisme, au secours de la cause de l’heure.

Ces dernières semaines, ces «activistes violents» ont notamment permis à la masse des protestataires contre la loi Travail, en particulier aux étudiants et aux lycéens, moins directement concernés par les sujets abordés par le projet gouvernemental, de trouver dans les dénonciations des «violences policières», conséquences de la réaction des forces de l’ordre aux débordements, un thème autrement plus mobilisateur. Cela explique déjà pourquoi des rangs des centrales syndicales, comme des universités les plus engagées dans le conflit, les critiques contre la présence de «casseurs» autour ou devant les manifestations, demeurent fort discrètes. Même si jusqu’ici, elle n’a pas produit tous les effets escomptés, depuis la naissance du mouvement, en février, «la casse» a une fonction: elle hisse ce nouvel épisode de la contestation contemporaine en Bretagne au niveau des grands faits d’armes des frondes régionales contre le pouvoir central, les brusques mouvements d’humeur des paysans, qui enflamment les nuits des préfets, ou la révolte des Bonnets rouges, en 2013, contre les portiques de l’écotaxe.

Elle renvoie à la méthode choisie localement par les chouanneries modernes –le face à face musclé– pour faire reculer les projets gouvernementaux, et rappeler la région au bon souvenir de l’Etat, comme, ces dernières années, à propos des problèmes d’emploi dans l’agro-alimentaire ou du désarroi paysan face à la dialectique complexe des quotas européens. Elle rappelle les coups de sang avec violences et surgissements, dans des centres villes privilégiés, dont sont familières les landes moins favorisées, les assauts de la foule ouvrière ou agricole contre une agence des impôts ou une sous-préfecture, comme à Morlaix, en 1961 et 1966, dont le souvenir fait encore aujourd’hui l’orgueil des militants finistériens. Sans parler de l’incendie accidentel du Parlement de Bretagne, en février 1994, dans le fil d’une manifestation de marins pêcheurs, bloqués par les forces de l’ordre devant la préfecture de Rennes.

Deux gauches face à face

Toutefois, cette violence plus ou moins consentie, agitée devant l’Etat comme un chiffon rouge par les plus extrémistes, au profit aussi, croit-on, du plus grand nombre, tend à devenir chronique, ces derniers mois, même ces dernières années, si l’on pense à la persistance de la ZAD (Zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes contre le projet d’aéroport, devenu le combat commun des activistes ultras de Rennes et de Nantes.

Les exactions ne connaissent plus vraiment de répit, d’un mot d’ordre à l’autre. Surtout, elles impliquent directement deux faces de la gauche: le pouvoir local, la région, présidée par le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, et malgré les déconvenues électorales des socialistes, depuis 2012, quelques départements et les mairies de Nantes et de Rennes; en face, rivale de la première, faut-il écrire désormais, une autre gauche, contestataire du quinquennat, engagée dans le mouvement Nuit Debout et celui contre la loi Travail –qui ne font souvent d’ailleurs qu’un, dans la région–, qui paraît ne pas s’être lassée des échauffourées de rue. La presse régionale a relevé, par exemple, que la mobilisation, le week-end du 1er mai, à Rennes, était venue occuper la salle historique de la Cité, sorte de «maison du peuple» qui autrefois accueillait les réunions syndicales. En quelques heures, écolos, étudiants de Rennes II, la fac en pointe, supporters de Nuit Debout, syndicalistes de la CGT, y avaient dressé leur campement politique, organisé des ateliers et ouvert des assemblées générales, selon un savoir-faire nomade qui s’est expérimenté sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ces dernières années. Mais c’était aussi de cette salle de la Cité qu’étaient partis la centaine d’irréductibles, pour la plus dure des manifs, en ville, dont les débordements devaient notamment se solder par l’attaque d’un poste de police et de la permanence du PS.

Cette contradiction interne à la gauche bretonne n’échappe pas aux observateurs. Dans un éditorial virulent contre le pouvoir, dont il dénonce «l’impuissance totale», François-Régis Hutin s’est élevé, le 15 mai, contre l’attentisme coupable à ses yeux des autorités. Le président du directoire de Ouest-France, dont le quotidien s’est toujours voulu le point de rencontre des tempérances et de l’humanisme du Grand Ouest, critique «les atermoiements, les petits arrangements entre copains, les compromissions de plus en plus évidentes». «[…] Va-t-on vivre une année entière, demande-t-il, dans ce climat quasi insurrectionnel, sans que le pouvoir régisse?».

Pour François-Régis Hutin, les dirigeants nationaux sont «dépassés par ces casseurs, forces extrêmes de gauche, qu’ils n’osent pas franchement et directement combattre». C’est d’autant plus étrange, du point de vue de cet observateur privilégié, que la Bretagne vient de réinstaller Jean-Yves Le Drian à la tête de la région, l’une des têtes régaliennes de l’Etat. Qu’on trouve aussi, à portée, Jean-Jacques Urvoas, le ministre de la Justice, et Bernard Poignant, le conseiller de François Hollande (tous deux à Quimper). Et qu’autour d’eux, et comme eux membres du très influent «Club de l’hôtel de Brienne», qui regroupe, au PS, les parlementaires bretons, ce ne sont pas moins de vingt et un députés socialistes qui auraient pu lancer l’alerte sur les dangers de l’heure.

La fin d'un particularisme socialiste?

«Les forces d’extrême-droite (…) vont finir par se manifester à leur tour», prévient Hutin. Le succès personnel de Jean-Yves Le Drian aux régionales de décembre 2015 (plus de 51% en triangulaire), comme le retour au gouvernement de Jean-Marc Ayrault, l’homme fort de Nantes et de la Loire-Atlantique, ne peut masquer les pertes subies par la gauche locale depuis 2012. Si le Front national a vu sa percée retardée, malgré des progrès dans les campagnes, la droite revient, et ses succès électoraux, des régionales (le gain des Pays de Loire) aux départementales (les Côtes d’Armor, notamment), en passant par la perte de municipalités, dont l’emblématique mairie de Quimper, ravie à Bernard Poignant, pourraient annoncer la fin du long cycle du socialisme local, depuis la Libération.

Après la guerre, les catholiques modérés et les centristes de la résistance s’étaient peu à peu ouverts au «camp du progrès», à mesure que s’estompait la crainte du communisme. Jean-Yves Le Drian est lui-même l’incarnation de ce glissement, qui a vu les valeurs chrétiennes faire peu à peu cause commune, dans les villes bretonnes, avec une laïcité pondérée. Membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), puis de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) pendant ses études, celui qui allait devenir plus tard la première figure de Bretagne allait peu à peu croiser les destinées politiques de jeunes militants du PSU de Michel Rocard, avant de rejoindre le PS d’Epinay de François Mitterrand. D’où l’importance, en Bretagne et à Nantes, des clubs Témoins de Jacques Delors (dont François Hollande fut le secrétaire général), de l’ancienne mouvance des Chrétiens de progrès, du personnalisme chrétien ou encore de la CFDT, plus généralement d’un socialisme girondin, minoritaire et bienveillant, au côté de la gauche jacobine, ces cinquante dernières années.

C’est ce que François-Régis Hutin laisse entendre: ce particularisme socialiste, qui a eu l’élégance de maintenir son cap, depuis 2012, sans céder aux sirènes populistes et aux intégrismes catholiques de l’époque, doit pouvoir continuer de garantir autour de lui des valeurs humanistes. Les images des centre-ville, certains soirs, sont de mauvais augure, de ce point de vue. Depuis le début du quinquennat, les signes d’un possible repli vers des humeurs plus sombres ont été perceptibles. De la colère poujadiste –en tout cas anti-fiscale et anti-écologiste– des Bonnets rouges à la force de la réaction des milieux catholiques contre le Mariage pour tous, la Bretagne a montré qu’elle pouvait s’agiter, demain, de frondes de sens opposé.

L’éditorialiste de Ouest-France, qui suggère à François Hollande de regrouper «les bonnes volontés», qu’elle viennent «du reste du PS, [...] du centre droit, du centre gauche ou d’ailleurs», juge urgent de préserver encore «ce fond raisonnable qui demeure dans l’opinion du pays». Et déjà, faudrait-il ajouter, pour la prochaine étape, qui, dans un tel printemps d’échauffourées, promet à Rennes et à Nantes, d’être encore assez remuante, quand l’opposition à la loi Travail se sera apaisée: le référendum de Notre-Dame-des-Landes, le 26 juin, ou une quelconque décision de maintien du projet d’aéroport, qui devrait permettre à la Bretagne et au pays nantais de revoir des «casseurs» en situation.

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