Chaque année, au moment de l’annonce de la sélection cannoise, resurgit la même polémique absurde. On ne manque en effet jamais de dénoncer la présence de réalisateurs fréquemment invités sur la Croisette, au nom d’une d’ailleurs légitime obligation de découverte, mais dont on voit mal pourquoi elle devrait exclure du plus grand festival du monde les plus grands cinéastes du monde.
Il y en en effet, globalement, une logique à ce que les très grands auteurs du cinéma contemporain soient si souvent conviés. Et si le nouveau film est réussi, il serait aberrant que le festival s’en prive –et prive ces films des bénéfices très réels que le Festival peut leur offrir, aussi bien en matière de notoriété que de renfort pour les ventes internationales, avantages dont ces films et ces cinéastes ont fort besoin eux aussi.
Cette année, cinq films sont signés d’«habitués de la Croisette», deux détenteurs d’une Palme (Loach) ou deux (les Dardenne), ainsi qu’Olivier Assayas, Pedro Almodovar et Xavier Dolan. Hormis le réalisateur anglais, programmé en début de festival, tous ces films ont été concentrés au milieu de la manifestation, les mardi 17, mercredi 18 et jeudi 19 mai. Cette proximité incite d’autant plus à observer comment chacun de ces auteurs construit à la fois la continuité de son œuvre et la singularité de sa nouvelle proposition.
Jean Cocteau avait coutume de dire que l’oiseau chante toujours dans son arbre, manière de dire que les artistes s’expriment dans un langage qui les caractérise, sont à la fois les créateurs et les habitants d’un environnement qui leur est propre. C’est vrai, particulièrement des cinq metteurs en scène ici considérés (on traite pour l’occasion les Dardenne comme un seul auteur), mais de manière fort différente.
Immense et complexe est «l’arbre» d’Olivier Assayas, et on a dit ici combien son film est singulier, même s’il est évidemment possible de relier Personal Shopper à de nombreux autres titres, d’Irma Vep à Sils Maria et de L’Enfant de l’hiver à Demonlover.
Avec Ken Loach au contraire, on retrouve, comme fréquemment dans son cas, l’impression qu’il est solidement assis sur la branche maîtresse de son cinéma, consacré avec une générosité incontestable à souligner les effets d’un capitalisme sans foi ni loi. Dans le cas de I, Daniel Blake, ces effets se manifestent sous la forme de l’humiliation des pauvres par les administrations sociales et les formes contemporaines de la bureaucratie.
Julieta prise à son propre piège
Cette prévisibilité est aussi, on aura été attristé de le découvrir, le cas de ce grand artiste de cinéma qu’est Pedro Almodovar. Julieta s’ouvre pourtant sur un plan somptueux, à la fois «hyper-almodovarien» et jamais vu: occupant tout l’écran, un tissu d’un rouge éclatant, chemisier dans lequel respire une poitrine de femme, rideau sensuel prêt à s’ouvrir sur une scène à la fois intime et sensuelle.
Et les premières séquences filent à l’unisson. Elles accompagnent l’héroïne qui donne son nom au film, femme mûre qui renonce à reconstruire sa vie, puis la même, éclatante de jeunesse et de beauté à la veille de rencontrer dans un train l’amour de sa vie.
Le grand art d’Almodovar est bien là. Mais peu à peu, tout cela paraît rentrer dans le rang, suivre un programme déjà connu
Adriana Ugarte, la jeune Julieta d’Almodovar
Couleurs inventives et toujours justes, irruption du fantastique, modulation de la comédie et de la tragédie au sein du mélodrame: le grand art d’Almodovar est bien là. Mais peu à peu, tout cela paraît rentrer dans le rang, suivre un programme déjà connu, et où le cher Pedro est jadis allé plus loin et plus fort –en particulier dans ce film autrement troublant qu’était La Mauvaise Éducation.
Julieta est un beau film, remarquablement interprété notamment par Emma Suarez et Adriana Ugarte, qui se succèdent dans le rôle-titre. C’est pourtant un film qui laisse un sentiment de déjà-vu, et déjà-mieux-vu.
La Fille inconnue au défi de l’épure
La Fille inconnue, la nouvelle réalisation des Dardenne, menace d’inspirer une réaction comparable. Dans leur ville de Seraing, où se situent tous les films des frères depuis La Promesse, la jeune médecin interprétée par Adèle Haenel se lance dans une enquête obstinée, sinon obsessionnelle,. Elle veut découvrir qui était la jeune femme noire à laquelle, un soir, elle n’a pas ouvert la porte de son cabinet, et qui a été retrouvée morte le lendemain.
Adèle Haenel dans La Fille inconnue des frères Dardenne
Le dernier film des frères Dardenne est un «cas d’école» où l’idée tend à l’emporter sur la chair et la présence
Comme toujours, les cinéastes de Rosetta savent admirablement composer une évocation d’un lieu (cette ville de Belgique, ce monde qui est le nôtre) rendu incroyablement dur par la misère et en même temps peuplé de figures attachantes, singulières, jamais simplistes.
Ici aussi, ils bénéficient de l’interprétation pleine de conviction et de retenue d’une actrice de grand talent. Mais La Fille inconnue est, de manière plus évidente sinon plus délibérée que leurs précédentes réalisations, une épure, un «cas d’école» où l’idée tend à l’emporter sur la chair et la présence.
Tout le cinéma des Dardenne est construit sur des paraboles où l’éthique et la politique s’interrogent dans des contextes sociaux toujours très précis. Ici, autour du thème de la responsabilité morale et de la nécessité de ne pas se taire, de ne pas s’en remettre à d’autres pour faire reculer l’horreur et l’injustice, le film suit un chemin plus dérangeant que d’ordinaire. C’est qu’à la différence de Rosetta ou de l’héroïne de Deux jours une nuit, la docteure Jenny Davin ne se bat pas pour elle-même. Et, même si elle s’est trouvée impliquée, elle incarne surtout un combat moral, de principe.
Il est étonnant que le film d’Almodovar et celui des Dardenne, tous deux construits sur un personnage féminin, s’ouvrent par une renonciation forte de l’héroïne: Julieta décide au dernier moment de ne pas partir avec l’homme qu’elle aime pour vivre à l’étranger une existence que tout annonce agréable, Jenny renonce in extremis à une belle carrière dans un grand service hospitalier pour se consacrer, dans son cabinet d’un quartier déshérité, à la mission qu’elle s’est assignée de retrouver le nom de cette victime inconnue.
Mais, si le problème de l’Espagnole lui reste très personnel, celui de la Belge interroge bien au-delà, et de manière troublante, précisément parce qu’il ne s’agit plus tant d’affects, ou de besoins, que de principe. En se plaçant résolument aux côtés de celle que bien des gens tendraient à considérer comme une emmerdeuse ou une obsessionnelle, les Dardenne vont chercher quelque chose de trouble chez leurs spectateurs, radicalisant ainsi sans complaisance ce qui de fait travaille depuis toujours leur cinéma.
Si les cinéastes ont une grande affection pour leur héroïne, c’est peu de dire qu’ils ne cherchent pas à tout prix à la faire partager par les spectateurs, prenant en charge de manière risquée ce qu’il y a d’intrusif, de dérangeant dans l’obstination de la défense d’une cause, aussi légitime soit-elle. Ce que leur film gagne en radicalité, il le paie d’un malaise inédit.
Xavier Dolan à l’extrême
Cette radicalisation et ce malaise, on les retrouve mais de manière très différente chez Xavier Dolan. Celui-ci adapte Juste la fin du monde, la pièce de Jean-Luc Lagarce. Il va donc puiser ailleurs les mots de ses personnages, et s’appuie sur un récit à l’origine conçu pour la scène.
Gaspard Ulliel dans Juste la fin du monde de Xavier Dolan
C’est pourtant bien l’univers de Dolan malaxant à nouveau la pâte d’une famille dysfonctionnelle, à l’occasion du retour après douze ans d’un écrivain chez les siens –sa mère, son frère et sa belle-sœur, sa jeune sœur– pour leur annoncer sa mort prochaine.
Juste la fin du monde est un film peu aimable, teigneux, strident et malheureux
À la violence sans concession du texte du dramaturge s’ajoute le parti-pris principal de réalisation, celui des très gros plans sur les visages. Des visages célèbres (Nathalie Baye, Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Vincent Cassel) fouillés par la caméra comme des territoires inconnus. Des voix qui crient et se cassent. Une violence brandie en guise d’armure, des silences comme des gouffres, des abîmes de misère affective et d’impuissance à être ensemble.
Disparus, les moments joyeux ou amusants, les digressions affectueuses qui parsemaient les films précédents –sauf le déjà unilatéralement sombre Tom à la ferme. Le résultat est un film peu aimable, teigneux, strident et malheureux. Un film pourtant où, par le détour d’autres mots et d’autres corps, Xavier Dolan atteint peu à peu une vérité, une émotion qui sont bien ceux qu’il cherche, par des voies différentes, depuis J’ai tué ma mère.
Ainsi ces trois signatures prestigieuses affrontent-elles, avec des bonheurs divers mais jamais sans risque, l’exigence contradictoire de réinventer leur «chant» et de devoir –ou de ne pas savoir– quitter son arbre.