Sur le papier, le conflit qui oppose le ministère de la Justice américain et la Caroline du Nord peut sembler aride, tout théorique même. La Caroline du Nord a voté une loi interdisant aux personnes transgenres d’utiliser dans certains lieux les toilettes correspondant à leur identité. Le ministère américain de la Justice a notifié l’État que sa mesure enfreignait plusieurs lois fédérales sur les droits civiques; la Caroline du Nord a piqué une crise et porté plainte contre le ministère. Puis, lundi 9 mai, le ministère a répliqué en portant plainte à son tour contre la Caroline du Nord pour violation des droits civiques fédéraux de ses habitants transgenres.
La plainte du ministère de la Justice est un document d’une solidité et d’une lucidité merveilleuses qui explique soigneusement pourquoi la «discrimination sexuelle» –interdite dans le cadre du travail et de l’éducation par la loi fédérale– englobe la discrimination de l’identité de genre. Le sexe, souligne le texte de la plainte, est un concept d’une incroyable complexité: «le sexe d’un individu relève de multiples facteurs, qui ne sont pas toujours alignés», comprenant notamment des chromosomes, des hormones et l’identité de genre. En réduisant le sexe à l’étiquette apposée sur le certificat de naissance par la maternité –puis en restreignant l’accès aux toilettes en fonction de cette étiquette–, la Caroline du Nord «stigmatise et ostracise les salariés transgenres, ce qui conduit à leur isolement et à leur exclusion et perpétue l’idée qu’ils ne sont pas dignes d’être traités avec le même respect que les autres».
«L’identité de genre est innée, déclare la plainte, et les tentatives de changer l’identité de genre de quelqu’un peut porter préjudice à sa santé et à son bien-être.» Puis le texte affirme une vérité toute simple que la Caroline du Nord a passé des mois à tenter de nier: «Le sexe d’un homme transgenre est masculin, et celui d’une femme transgenre est féminin.»
Tout cela est aussi incontestable que nécessaire. Mais on ne peut appréhender toute l’importance de l’action du ministère de la Justice tant qu’on n’a pas écouté l’époustouflant discours de Loretta Lynch annonçant les poursuites.
Ségrégationnisme vs égalité de dignité
Loretta Lynch a un tempérament sarcastique et sans prétention; lundi 9 mai, elle était aussi farouche et passionnée que n’importe quel membre du panthéon des défenseurs des droits civiques américains. Le lundi 9 mai, Lynch a rejoint ce panthéon. Ce qu’elle a dit constitue sûrement le discours le plus important jamais délivré par un haut fonctionnaire au sujet des droits des trans. Il marque un virage dans l’histoire des droits des LGBTQ aux États-Unis, une déclaration retentissante de l’égalité de dignité des Américains trans.
«Cette action dépasse largement le cadre des toilettes, a expliqué Loretta Lynch. Il s’agit de la dignité et du respect que nous accordons à nos concitoyens et des lois que nous, en tant que peuple et en tant que pays, avons promulguées pour les protéger –en fait, pour nous protéger tous. Et il s’agit des idéaux fondateurs qui ont conduit ce pays –de façon hésitante mais inexorable– dans la direction de l’équité, de l’inclusion et de l’égalité de tous les Américains.»
Loretta Lynch était aussi farouche et passionnée que n’importe quel membre du panthéon des défenseurs des droits civiques américains. Lundi 9 mai, Loretta Lynch a rejoint ce panthéon
Loretta Lynch a ensuite inscrit la loi de la Caroline du Nord dans le sombre contexte de l’histoire ségrégationniste américaine:
«Ce n’est pas la première fois que nous voyons des réactions discriminatoires à des moments historiques de progrès pour notre pays. Nous l’avons vu avec les lois [ségrégationnistes] Jim Crow qui ont suivi la Proclamation d’émancipation. Nous l’avons vu dans la résistance féroce et étendue contre Brown v. Board of Education [déclarant la ségrégation raciale illégale dans les écoles publiques]. Et nous l’avons vu dans la prolifération des interdictions par les États des unions entre personnes de même sexe, visant à étouffer tout espoir que les gays et les lesbiennes américains puissent un jour se voir octroyer le droit de se marier. Ce droit est évidemment reconnu aujourd’hui comme une garantie ancrée dans notre constitution et, dans le sillage de ce triomphe historique, nous avons vu une loi après l’autre, dans un État après l’autre, viser spécifiquement la communauté LGBT. Certaines de ces réactions reflètent une peur très humaine de l’inconnu et un malaise face à l’incertitude du changement.»
Pour Loretta Lynch, cependant, cette réaction va à l’encontre des valeurs américaines fondamentales:
«Mais il ne convient pas aujourd’hui de laisser la peur dicter nos actes. Le moment est venu de convoquer nos vertus nationales d’inclusion, de diversité, de compassion et d’ouverture d’esprit. Ce que nous ne devons pas faire –ce que nous ne devons jamais faire–, c’est nous en prendre à nos voisins, aux membres de notre famille, à nos compatriotes américains, pour quelque chose qu’ils ne peuvent contrôler, et nier ce qui fait d’eux des humains.
C’est pourquoi aucun d’entre nous ne peut rester indifférent lorsqu’un État se mêle de légiférer sur l’identité et insiste pour affirmer qu’une personne prétend être ce qu’elle n’est pas, ou invente un problème qui n’existe pas pour s’en servir de prétexte à la discrimination et au harcèlement.»
«Écrire l’histoire différemment»
Loretta Lynch, qui est née en Caroline du Nord, s’est également adressée directement aux citoyens de son État natal:
«Laissez-moi maintenant m’adresser aux habitants du grand État, du bel État, de mon État de Caroline du Nord. On vous a dit que cette loi protégeait les populations vulnérables –mais ce n’est pas le cas. À la place, ce que fait cette loi, c’est infliger une indignité supplémentaire à une population qui a déjà souffert bien plus que son dû. Cette loi ne procure aucun bénéfice à la société –elle ne fait que nuire à des Américains innocents.
Au lieu de nous détourner de nos voisins, de nos amis, de nos collègues, tirons plutôt des leçons de notre histoire et évitons de répéter les erreurs de notre passé. Réfléchissons à la leçon évidente mais si souvent négligée qu’avec le recul les discriminations sanctionnées par les États n’apparaissent jamais comme une bonne chose. Il n’y a pas si longtemps que certains États, dont la Caroline du Nord, mettaient des panneaux au-dessus des toilettes, des fontaines à eau et des services publics pour exclure certaines personnes en se basant sur une distinction qui n’était pas une différence.
Nous avons dépassé ces sombres moments, mais au prix de douleurs, de souffrances et d’une lutte continuelle pour toujours aller de l’avant. Faisons en sorte cette fois d’écrire l’histoire différemment. Ne laissons pas la peur et l’incompréhension dicter nos actes, mais plutôt les valeurs d’inclusion, de diversité et d’égards pour tout ce qui fait de notre pays une grande nation.»
Enfin, Loretta Lynch s’est adressée aux trans de Caroline du Nord, visés et stigmatisés par le soudain virage vers l’intolérance de leur État:
«Laissez-moi aussi parler directement à la communauté transgenre. Certains d’entre vous ont vécu librement pendant des décennies. D’autres se demandent encore comment vivre un jour les vies que vous êtes nés pour mener. Mais aussi isolés ou effrayés que vous vous sentiez aujourd’hui, le ministère de la Justice et l’administration Obama tout entière veut que vous sachiez que nous vous voyons; nous sommes avec vous, et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous protéger à l’avenir.
Sachez bien que l’histoire est dans votre camp
Loretta Lynch aux trans de Caroline du Nord
Sachez bien que l’histoire est dans votre camp. Ce pays a été fondé sur la promesse d’accorder les mêmes droits à tous, et nous sommes toujours parvenus à nous rapprocher de cette promesse, petit à petit, un jour à la fois. Cela ne sera peut-être pas facile –mais nous y arriverons ensemble.»
Le moment est historique. La Caroline du Nord a décidé de déclarer la guerre aux droits civiques des personnes transgenres –et l’administration Obama a choisi le camp de l’égalité dans la dignité. Loretta Lynch est peut-être une alliée plus qu’un membre de la communauté mais il est clair qu’elle est en profonde empathie avec le combat pour la justice des mouvements trans.
Aux États qui voudraient refuser aux personnes trans leurs droits fondamentaux à cause de leur identité, aux gouverneurs qui voudraient défendre leurs lois alimentées par la haine, par la ruse et par de faux prétextes, aux juristes qui voudraient s’aligner pour renverser les droits civiques durement acquis des Américains trans, Loretta Lynch adresse un message sans ambiguïté: pas tant que moi, je serai là.