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Le mariage de la fille d’Erdogan, symbole d’une stratégie militaire

Temps de lecture : 8 min

Encore une fois, le président turc mêle intérêts privés et affaires publiques. La preuve avec le mariage sous auspices militaires de sa cadette.

Sümeyye Erdogan à Istanbul le 1er novembre 2015 | OZAN KOSE/AFP
Sümeyye Erdogan à Istanbul le 1er novembre 2015 | OZAN KOSE/AFP

C’est une image qui en dit long sur la «nouvelle Turquie» que bâtit jour après jour Recep Tayyip Erdogan. Prise samedi 14 mai à Istanbul, à l’occasion des noces de Sümeyye, sa cadette, cette «photo de famille élargie» illustre la dernière des stratégies matrimoniales mises en place pour ses enfants par le président turc. Depuis quinze ans, celui-ci mêle allègrement intérêts privés et affaires publiques.

Car la famille est le noyau dur de l’empire Erdogan. C’en est aussi un élément actif. Recep Tayyip Erdogan «règne sans appel, de façon patriarcale, sur le sort et le destin de ses enfants, expliquent Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse dans la biographie passionnante qu’ils consacrent à l’homme fort de Turquie. Par le biais de leurs mariages, il met en œuvre des politiques d’alliance et d’affirmation ostentatoire de son statut».

La tête et le cou totalement couverts par un voile islamique mais la taille très marquée, dans une robe au bustier brodé et à la jupe longue évasée en godets, la fille préférée du président turc épouse un jeune Turc laze, Selçuk Bayraktar. Le père du marié est originaire de Trabzon, non loin de la ville de Rize, dont Erdogan provient. Les deux hommes se connaissent depuis les années 1990 lorsqu’ils militaient ensemble. Formé aux États-Unis, Selçuk, le fils, est ingénieur dans le domaine de la défense. Il est l’un des éléments moteur de Baykar Makina, l’entreprise familiale qui fabrique des drones.

Mariages prometteurs

Comme celles de ses trois autres enfants, cette union élargit le périmètre économique et stratégique de l’empire familial. En 2001, Burak, le fils aîné, épouse la fille d’un homme d’affaires, lequel participera à la première société qu’il va créer dans le domaine de la marine marchande, suivie bientôt par d’autres sociétés, permettant ainsi «un redéploiement discret des activités économiques du Premier ministre [Erdogan à l’époque], après sa sortie du secteur de la distribution», lit-on dans Erdogan, Nouveau Père de la Turquie?.

Un échelon supplémentaire dans la hiérarchie sociale en 2003: le fils cadet, Bilal, épouse une fille de bonne famille. Il se lance dans le secteur des cosmétiques puis à son tour dans le transport maritime, avec ses oncles.

Comme celles de ses trois autres enfants, cette union élargit le périmètre économique et stratégique de l’empire familial

Mais, jusqu’ici le mariage le plus prometteur politiquement fut sans doute celui de la fille aînée, Esra, avec Berat Albayrak. Ce dernier est le fils d’un penseur et journaliste islamiste, soutien inconditionnel de Recep Tayyip Erdogan. Jeune manager formé aux États-Unis, Berat est devenu un important homme d’affaires. En outre, il possède et dirige ATV, l’une des chaînes de télévision privée la plus regardée en Turquie. Député du Parti de la justice et du développement (AKP) depuis juin 2015 , le premier gendre du président turc occupe le portefeuille de l’Énergie. On parle désormais de lui pour le poste de ministre de l’Économie….

Le mariage samedi 14 mai de Sümeyye Erdogan ne déroge pas à la règle. Et si la cadette ne s’est mariée que tardivement, à 30 ans, c’est peut-être aussi parce que cette union-là fut longtemps l’une des plus improbables, et délicates, car elle touche à la chose militaire. «L’imbrication des intérêts au sein de la famille étroite a quelque chose de vertigineux…» rappellent Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse.

Le chef d’état-major pour témoin

Le témoin du marié n’est-il pas le chef d’état-major, Hulusi Akar, lui-même? Critiqué par l’opposition pour sa présence à des noces deux heures après s’être rendu aux funérailles de huit soldats tués lors d’un affrontement avec le PKK, Hulusi Akar a qualifié sa venue de protocolaire.

Mais, ajoutée à une série d’autres éléments, sa présence donne à cette union une connotation nettement militaire. Détenteur d’un doctorat du Georgia Institute of Technology aux États-Unis, le jeune marié a participé à plusieurs projets de développement des systèmes de défense de la Turquie. Et l’armée turque, longtemps équipée par Israël, n’achète-t-elle pas désormais des drônes auprès de Baykar Makina?

Sur la photo, l’épouse, blonde, du chef de l’armée turque est l’une des deux femmes non voilées. Il y a quinze ans, il aurait été impensable de rencontrer dans une telle cérémonie, même privée, le chef de la seconde armée de l’Otan, bastion d’une laïcité militante ayant l’islam politique pour ennemi numéro un. Wikileaks a d’ailleurs révélé qu’en mai 2002 l’état-major avait réactivé une cellule chargée de documenter et de surveiller les islamoconservateurs de l’AKP, le Parti de la justice et du développement, créé par Erdogan et Gül en 2001. En 1997, cette cellule avait organisé un travail de sape et fait chuter le mentor d’Erdogan, le Premier ministre islamiste, Necmettin Erbakan.

Il y a quinze ans, il aurait été impensable de rencontrer dans une telle cérémonie, même privée, le chef de la seconde armée de l’Otan

Ce qui explique qu’entre 2007 et 2011 le Premier ministre Erdogan ait donné son feu vert à une grande offensive judiciaire, du nom d’Ergenekon, qui a conduit à l’arrestation et aux procès de quelque 750 suspects, dont une majorité de militaires, pour tentative de coup d’État. Ces accusations fondées sur des preuves parfois plus que fantaisistes ont permis d’écarter l’armée du champ politique et donné les coudées franches aux islamoconservateurs.

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Mais, avec la guerre en Syrie, les attentats de l’État islamique sur le sol turc et l’écrasement de la volonté d’autonomie kurde dans l’est du pays, l’armée revient au premier plan. La justice a annulé la plupart des condamnations de militaires. Profondément traumatisée par les procès Ergenekon, l’armée reste cependant méfiante à l’égard du président turc. Fin mars 2016, alors que des rumeurs de coup d’État couraient, l’état-major s’est senti obligé de démentir publiquement toute velléité de renversement du gouvernement AKP.

Sur la photo de mariage, la présence de quatre huiles de l’AKP (Kadir Toptas, le maire d’Istanbul; Ismaïl Kahraman, le président de l’Assemblée; l’ancien président de la République de Turquie, Abdullah Gül et le tout juste congédié Premier ministre, Ahmet Davutoglu) est sans doute une manière pour le président Erdogan de faire bonne figure et de paraître reprendre la main sur les divisions et rivalités qui agitent le Parti de la justice et du développement.

L’allié américain dans l’Otan: hors scène

Mais ce sont les invités étrangers à monter sur la scène qui confirment tout à la fois cette nouvelle stratégie matrimoniale et le tournant que prend la Turquie. Pas d’Américain ni de Russe. Pas trace des «amis» européens non plus: Silvio Berlusconi, qui fut pourtant témoin au mariage du second fils d’Erdogan, ou José Luis Rodriguez Zapatero, le socialiste et agnostique déclaré, avec lequel Erdogan avait lancé l’Alliance des civilisations, se fabriquant ainsi une image d’homme dialogue. Erdogan est donc raccord avec les diatribes anti-occidentales et anti-européennes qu’il a multipliées ces derniers mois.

Sur la photo, les deux seuls représentants de notre vieux continent proviennent des Balkans, un ancien territoire de l’empire ottoman: le président du collège présidentiel de Bosnie-Herzégovine, Bakir Izetbegovic, et le Premier ministre albanais, Edi Rama.

Bien peu de personnalités arabes sur la photo des noces de la fille de ce président turc, qui n’était pourtant pas insensible à l’idée américaine de pouvoir faire de son pays un «modèle», ou en tout cas une «source d’inspiration», pour les pays de l’ancien empire ottoman aux prises avec les «printemps arabes». Erdogan et son entourage caressaient l’idée de donner à la Turquie un rôle de leader régional, avant que le président Assad (Syrie) puis le président Sissi (Egypte) ne deviennent deux de leurs ennemis les plus résolus. D’ailleurs, la présence sur la photo de l’ex-Premier ministre libanais sunnite, Saad Hariri, dont le père, Rafik Hariri, proche des Saoudiens, a été assassiné en 2005, peut être lue comme un signe envoyé à Damas. Les services syriens n’ont-ils pas joué un rôle-clé dans l’assassinat de Rafik Hariri?

L’alliance militaire avec le Qatar: à l’honneur

L’invitation du Premier ministre pakistanais confirme la dimension militaire de ces noces. La présence de Mian Muhammad Nawaz Shari ne constitue-t-elle pas un message adressé au Congrès américain (dont des membres se sont opposés à ce que les États-Unis fournissent des F-16 au Pakistan, qu’ils suspectent de collusion avec certains éléments des talibans, plus particulièrement liés au réseau islamiste des Haqqani)? La Turquie et le Pakistan seraient en passe de commencer un programme de modernisation de la flotte des F-16 pakistanais.

La photo de mariage est raccord avec les diatribes anti-occidentales et anti-européennes d’Erdogan

Au centre de la photo, un petit garçon en dichdacha représente le Qatar. Il pourrait être le fils de l’émir du Qatar, également invité mais absent de la scène. En 2013, à la différence de l’autre prétendant au trône, plus légitime, le cheikh Tamim bin Hamad Al-Thani pouvait se prévaloir de réseaux au sein de l’armée et des services secrets qataris. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il l’a emporté.

La façon paternelle dont le président turc pose les mains sur les épaules du petit garçon et sa place au milieu du «tableau de famille» symbolise l’importance qu’Erdogan veut donner à l’alliance (militaire) conclue par Ankara avec Doha. Une unité militaire turque est déjà positionnée dans le petit émirat. Et la Turquie vient d’annoncer qu’elle allait ouvrir une base militaire «polyvalente» au Qatar qui devrait comprendre plus de 1.000 soldats turcs ainsi que des forces spéciales et des instructeurs.

La photo des noces de sa «gazelle», ainsi qu’Erdogan surnomme sa cadette, avec un jeune industriel d’une entreprise militaire signe donc l’entrée du secteur militaire, longtemps inaccessible aux islamistes turcs, dans la dynastie Erdogan. Certains chroniqueurs voient même dans le nouveau marié un futur ministre de la Défense. Cette union suggère aussi la volonté d’autonomisation progressive de la Turquie dans ce domaine. Et elle est une nouvelle fois la preuve d’une stratégie matrimoniale parfaitement maîtrisée.

Article mis à jour le 18 mai 2016: contrairement à ce qui était écrit dans la première version, Edi Rama, le Premier ministre albanais, n’est pas de confession musulmane mais a été baptisé par l’Église catholique.

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