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Votre smartphone déforme votre grossesse

Temps de lecture : 8 min

Faites le tour des stéréotypes véhiculés par les applications grossesse.

Bien des stéréotypes sont véhiculés par le truchement des smartphones | Raelene Gutierrez via Flickr CC License by

Que serait l’humain du XXIe siècle sans les applications de son smartphone? Il s’en remet à elles pour réserver ses trains, retrouver son chemin, communiquer avec ses amis, pour occuper ses enfants dans la salle d’attente du médecin et même, selon ma propre expérience, pour tirer au sort qui de la fratrie ira au bain en premier. Nombreux sont également ceux qui y ont recours pour gérer leur santé, leur hygiène de vie ou pour améliorer leur bien-être, une pratique qui s’inscrit dans un courant que l’OMS désigne depuis 2011 comme la «m-santé», c’est-à-dire la santé mobile.

En 2014, la Commission européenne pointait du doigt les colossaux enjeux économiques sous-tendus par ce marché en pleine expansion. Dans son Livre vert pour la santé mobile, elle fait état à l’échelle mondiale pour l’année 2013 de 231 millions de téléchargements pour les vingt applications santé les plus populaires; le volume total du marché européen escompté pour 2017 s’élevant quant à lui à près de 7 milliards de dollars. Pis encore, la m-santé a été identifiée par l’Europe comme un levier majeur pour la réduction des coûts: 99 milliards d’euros pourraient être économisés en 2017, en misant sur le domaine de la prévention mais aussi sur celui de la surveillance à distance des patients et des traitements.

La grossesse et la périnatalité, avec leur lot d’angoisses parentales et son agenda médical ultra rempli, n’échappent pas à cette tendance: de très nombreuses applications se partagent actuellement le marché, le haut du pavé étant tenu, selon 60 millions de consommateurs, par l’application Ma Grossesse du site Doctissimo. Si la presse spécialisée destinée aux futures mamans n’hésite pas à encenser ces gadgets au rang de gages de tranquillité et de sécurité, les scientifiques s’interrogent aussi sur les conséquences de cette nouvelle tendance et sur les normes implicites qu’elle véhicule.

Renforcer les «mythes» de la grossesse

Souffrir de nausées et vomissements, connaître des toquades alimentaires étranges, ressentir de fréquentes envies d’uriner et être sujette aux sautes d’humeur: qui ne reconnaît pas là le tableau «classique» que l’on dresse généralement des premières semaines de grossesse et que les applications destinées aux futures mamans reprennent à leur compte, semaine après semaine, pour satisfaire celles avides d’une information régulière et abondante sur la normalité des émotions et des sensations qu’elles ressentent?

Sans être totalement erronées, ces informations n’en sont pas moins partielles. En décrivant ce qu’une femme enceinte est censée ressentir, penser ou faire, elles ne tiennent pas compte de la diversité des expériences individuelles et pourraient bien renforcer ce que Danielle Bessett, sociologue à l’Université de Cincinnati, a appelé les «mythologies culturelles de la grossesse», un ensemble de représentations qui conditionnent les attentes des futures mères. Dans ces mythologies, certains symptômes de grossesse sont exagérément mis en avant (c’est le cas des nausées, des désordres alimentaires ou de la douleur de l’accouchement) quand d’autres sont totalement occultés (comme les hémorroïdes ou les problèmes veineux), d’une façon qui n’est pas forcément corrélée à l’occurrence réelle des troubles dans la population.

Or les mythologies de grossesse génèrent aussi de nombreuses inquiétudes. Danielle Bessett rapporte le cas de femmes qui ne souffrent pas de nausées matinales et craignent que ce ne soit le signe d’une mauvaise santé fœtale (alors même que 15% des femmes enceintes ne ressentiront pas ce symptôme). Car, au filtre de ces croyances, ces troubles ne sont plus seulement des effets secondaires indésirables mais la première matérialisation du lien entre la mère et son enfant, comme une forme de communication rudimentaire: ainsi, certaines femmes penseront que leurs vomissements sont liés au caractère de leur bébé ou au dégoût de celui-ci pour certains aliments qu’elles auront ingérés.

Reproduire les stéréotypes

Au-delà d’une image déformée des maux de la grossesse, bien d’autres stéréotypes pourraient être véhiculés par le truchement des smartphones. En 2015, deux chercheuses australiennes, Deborah Lupton et Sarah Pedersen, ont mené une enquête en ligne auprès de 410 femmes pour comprendre l’utilisation que celles-ci faisaient des applications grossesse et en analyser le contenu. Tout en reconnaissant que leurs investigations devaient encore être approfondies, elles tirent la sonnette d’alarme: toutes ces applications semblent promouvoir une figure de la «mère idéale», considérée comme entièrement responsable de la gestion de sa fertilité et «prête à consacrer une grande attention au confort et au bien-être de l’enfant à naître» via un contrôle étroit et une régulation constante de son propre corps. Autant d’injonctions qui ne sont pas sans conséquence: «ces types d’application peuvent générer des sentiment d’anxiété […] et de culpabilité chez les femmes» dès lors qu’elles n’ont pas l’impression de correspondre à ces modèles.

Les applications grossesse présentent un modèle sexiste et hétéronormé, où le couple hétérosexuel est présupposé et où le père tient le rôle d’un imbécile maladroit

Mais ce n’est pas tout, car, en promouvant un modèle de future mère hyperinvestie, culpabilisant dès qu’elle cesse de penser à son nombril (au point de s’en oublier elle-même), ces applications excluent de fait les femmes enceintes qui ressentent des sentiments ambivalents vis-à-vis de leur grossesse, ou vis-à-vis du fait de devenir mère.

Tout ceci s’inclut en définitive dans une normalisation plus large de la maternité que les auteures dénoncent: pour elles, les applications grossesse présentent un modèle sexiste et hétéronormé, où le couple hétérosexuel est présupposé (exit les mères célibataires et, plus encore, celles engagées dans une relation homosexuelle) et où le père tient le rôle d’un imbécile maladroit qu’il faut nourrir d’informations simplistes et rigolotes pour qu’il reste concerné par l’arrivée de son enfant.

Un petit tour sur les catalogues d’application suffit à s’en convaincre: celles destinées aux futurs pères sont quasiment inexistantes, tout au plus pourra-t-on leur proposer de dissimuler leurs supposées défaillances par un mémento des rendez-vous médicaux ou encore de visualiser l’évolution jour après jour de leur futur bébé (en 3D évidemment, car paternité rime forcément avec technicité), histoire de prévenir ludiquement leur désinvestissement.

À en croire cette non-offre, un futur père ne tremblera jamais devant une éventuelle fausse couche; il n’aura pas non plus envie d’apprendre comment soulager sa femme durant la grossesse ni pendant l’accouchement; il ne s’inquiétera jamais ni ne doutera de ses capacités d’éducateur, ni ne questionnera ses éventuelles peurs de voir naître un enfant porteur d’un handicap ou concerné par une santé fragile. Bref, on ne l’autorisera finalement à prendre sa part qu’avec neuf mois de retard, sous le regard attendri mais non moins condescendant d’une société qui disqualifie d’emblée les pères comme pourvoyeurs de soins aux enfants.

Promouvoir l’hypermédicalisation

Vous pensiez avoir fait le tour des stéréotypes véhiculés par les applications grossesse? Que nenni! Car le plus tenace, le plus solidement ancré est sans aucun doute celui de l’hypermédicalisation de l’accouchement. Une norme sociale qui s’est constituée en France à partir des années 1930, parallèlement aux prodigieux progrès que la médecine était en train d’accomplir dans ce domaine. Cette norme, que l’on peut comprendre comme une érection en principes moraux des pratiques scientifiques, se traduit, selon la sociologue Béatrice Jacques, par la remise dans les mains des médecins du pouvoir des mères. Selon cette norme, «la femme [est] elle-même considérée comme un bon dispositif de surveillance (sensations); elle transmet ainsi ce pouvoir diagnostic au corps médical qui, au nom des techniques, vient lui expliquer ce qu’elle ressent».

Sans surprise, ce modèle rencontre assez bien les constatations de Deborah Lupton et Sarah Pedersen. Selon leur analyse des applications grossesse, le corps de la femme enceinte y est présenté comme un «lieu de risque», «vulnérable», «exposé à un éventail de menaces et de dangers», autant d’éléments qui justifient le contrôle étroit et la vigilance permanente qui y est prônée.

Si on peut saluer incontestablement les progrès médicaux qui ont permis de rendre l’accouchement plus sécuritaire pour les mères et les enfants, on peut aussi s’interroger sur l’impact d’une présentation systématiquement hypermédicalisée de l’accouchement. C’est dans ce cadre que la sociologue Danielle Bessett s’est intéressée à l’influence des émissions de téléréalités relatives à la naissance sur les représentations des mères.

La femme [est] elle-même considérée comme un bon dispositif de surveillance; elle transmet ainsi ce pouvoir diagnostic au corps médical qui, au nom des techniques, vient lui expliquer ce qu’elle ressent

Béatrice Jacques, dans «L’expérience de la maternité sous influence médicale»

En effet, Danielle Bessett estime que ces programmes «présentent des naissances comportant beaucoup plus d’interventions médicales qu’il n’arrive généralement dans la vie réelle à l’échelle de la population», une distorsion de la réalité qui n’est pas sans lien avec la nécessité de tenir le spectateur en haleine. Or, elle a pu également montrer que les mères issues de milieux populaires étaient plus susceptibles de considérer ces émissions comme des alternatives valables aux séances de préparation à la naissance mais que toutes, sans distinction de milieu, étaient en définitive influencées par les représentations de l’accouchement véhiculées.

Une analyse qui prend une saveur toute particulière alors que la cinquième saison de l’émission de téléréalité «Babyboom» a démarré fin avril en France. Tournée comme chaque année au sein d’un hôpital destiné à recevoir les pathologies les plus lourdes, les producteurs présentent ce programme comme «une micro-représentation de la société» qui a à cœur de «dire la vérité aux téléspectateurs». Le professeur Gaucherand lui-même, chef de service de l’hôpital Femme-Mère-Enfant de Lyon, où se déroule l’émission, invite les futurs parents à visionner ce programme pour mieux se préparer à l’arrivée de leur enfant.

Dès lors, il semble important de mesurer l’impact de ces nouvelles propositions médiatiques, de ces nouvelles technologies de l’information qui, sans jamais véritablement sortir du domaine du divertissement, n’en jouent pas moins un rôle capital dans la formation des esprits et la reproduction de certains stéréotypes. Certains y voient une formidable opportunité, celle d’un canal d’information encore sous exploité pour la prévention, l’éducation à la santé et la promotion de comportements sanitaires jugés souhaitables. Quand d’autres alertent sur l’urgence de proposer aux futurs parents une information moins partiale, plus inclusive et respectueuse de la diversité des familles et des individus, plus apte à leur permettre de faire des choix libres et éclairés en matière de santé. Une question assurément dans l’air du temps lorsqu’on songe que «Mon corps, mon bébé, ma décision» a été, cette année, le thème de la semaine mondiale pour l’accouchement respecté, qui vient tout juste de s'achever.

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