Le titre désigne quelqu’un qui achète à la place de quelqu’un d’autre. Ici, une jeune Américaine basée à Paris, Maureen, employée d’une riche femme d’affaires trop occupée par ses apparitions aux quatre coins de la planète hype pour choisir elle-même ses robes de haute couture, ses bijoux chez Cartier et ses sacs à main à 2.000 euros pièce, de préférence par lots.
Personal Shopper est donc un film fantastique. C’est-à-dire un film qui joue sur la mise en contact de plusieurs univers. Il y a bien un dédoublement du monde, entre celui du commun des mortels et l’environnement des hyper-riches. Mais ce n’est que l’un des jeux de miroirs instables, dangereux, peut-être fatals, que met en scène le nouveau film d’Olivier Assayas.
La vie des esprits
Personal Shopper est travaillé par le manque, et l’impossible deuil d’un redoublement qui était au centre de la vie de Maureen: son lien avec son frère jumeau, Lewis. Lewis est mort quelques mois plus tôt. Que ce miroir-là soit peut-être irrémédiablement brisé est ce à quoi la jeune femme ne se résout pas.
Parce que, comme dans les contes, Maureen et Lewis étaient, l’une et l’autre, en contact avec ce qu’on a l’habitude d’appeler «l’autre monde», le monde des morts. Des contes, des fantasmagories? Peut-être, sans doute. Pas certain non plus.

Toute l’histoire de l’humanité est aussi l’histoire de ses manières de communiquer avec les morts. Et cette histoire ne s’est pas interrompue avec le progrès technique et les Lumières, bien au contraire. Des spirites férus de technologie, notamment de photo, aux interactions entre avancées scientifiques et interprétations «surnaturelles», la liste est interminable.
Le cinéma, art des fantômes
Et parmi toutes ces inventions et procédures, il y aura toujours eu, bien sûr, les artistes. Ils sont ici cristallisés par la figure étonnante de la peintre Hilma af Klint, qui inventa l’art abstrait une décennie avant Kandinsky et Malevitch en se disant inspirée par l’au-delà. Et parmi les arts, le cinéma, ce procédé qui rend sensible ce qui fut réellement là mais n’y est plus, est par excellence l’art des fantômes.
Ce dédoublement du monde vient des profondeurs archaïques, des croyances et des pratiques reconfigurées par les siècles. Il est aussi le plus contemporain qui soit, par la cohabitation permanente entre ce que nous désignons maladroitement comme «le réel» et «le virtuel».
Consommation/production
Et si le film s’ouvre avec une enquête spirite dans une hitchcockienne demeure peut-être hantée pat le frère disparu, ou par une beaucoup moins fraternelle présence, selon des rituels du spectacle qui empruntent à la lanterne magique et au cinéma muet, l’intrigue se noue par l’irruption d’un spectre très actuel, grand producteur de SMS, qui fascine, séduit, effraie et manipule. Mais là ausi cette coupure entre des univers qui pourtant sont notre monde unique (ce que certains nomment à présent le «plurivers») interfère avec le social, l'économique, et le cinéma.
Personal Shopper est sans doute le film le moins consensuel de la compétition. C’est aussi assurément le plus audacieux, le plus complexe
En l'occurence, la solitude morbide qui accompagne la domination absolue de la consommation sur la production: Lewis était ébéniste, il fabriquait des objets, son absence laisse seule Maureen dont la figure extrêmise le vide illusoire de la consommation, du marché, elle qui n'achète que des objets absolument superflus, pour une autre, une autre à laquelle elle n'a pas le droit de ressembler.
L’ombre de Huysmans comme celle de Miuccia Prada hantent ce film, qui joue avec une liberté dérangeante à mobiliser tours de prestidigitation optique venus de L’Ars Magna lucis et umbrae et luxe post-moderne, pulsions érotiques et morbides, crime crapuleux et vertige identitaire - oui, oui, le Vertigo.
Une aventure sans carte ni boussole
C’est un véritable maelström que déclenche le cinéaste, et il y a un défi pour le spectateur à en accepter la complexité, les embardées, les mises en abyme. Dérangeant par son refus de donner un point d’appui assuré ni une explication complète, Personal Shopper est un voyage onirique dans les multiples dédoublements du monde qui sont en effet notre monde.

Une traversée sans carte ni boussole, qui convoque des émotions hétérogènes, qu’il est inhabituel de voir mobilisées ensemble dans un même film. Rien de gratuit pourtant dans cet assemblage virtuose de fantastique sophistiqué, de surgissement spectral, de citations joueuses des films de genre, de psychanalyse et de mythologie. Mais une proposition infiniment ouverte, questionnante, adressée à chacun.
Retrouvant son actrice déjà si admirable dans Sils Maria, Assayas y parvient aussi grâce à Kristen Stewart. Elle qui semble si solide, si entière, se révèle cette fois capable de donner visage et corps à la multitude de registres que ne cessent de reconfigurer son personnage, medium et chasseuse de fantômes, héroïne en danger d’une intrigue policière, figure érotique fascinée par des modèles interdits, enfant perdue. À quoi il faut ajouter la révélation d’une autre actrice, la très remarquable Sigrid Bouaziz, dans un rôle qui fait avec bonheur contrepoint au personnage principal.
Personal Shopper est sans doute le film le moins consensuel de la compétition. C’est aussi assurément le plus audacieux, le plus complexe –et aussi, en espérant que cela ait encore un sens à Cannes, le plus travaillé par l’amour et la confiance dans le cinéma.