Il existe de multiples stratégies de programmation pour bien commencer un festival. Et il est trop tôt pour porter un jugement sur l’ensemble des choix qui organiseront cette édition. Mais on peut sans hésiter affirmer que, pour la compétition officielle, il a été décidé de commencer par frapper fort.
En ouvrant la compétition avec Rester Vertical, d’Alain Guiraudie, et Sieranevada, de Cristi Puiu, la barre a été placée immédiatement très haut, aussi bien en matière d’ambition que de réussite cinématographique et d’exigence à l’égard des spectateurs.
Sieranevada, de Cristi Puiu
Onze ans après La Mort de Dante Lazarescu, qui imposait son réalisateur parmi les figures de proue du jeune cinéma roumain en pleine émergence et qui allait s’imposer deux ans plus tard grâce à la Palme d’or de son confrère Cristi Puiu pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours, le nouveau film de Puiu est un tour de force aussi impressionnant de virtuosité qu’émouvant et dérangeant.
Société au bord de la crise de nerfs
Entièrement tourné en longs plans-séquences, presque toujours en intérieur (mais les rares scènes dans les rues ne sont pas moins oppressantes), le film accompagne les démêlés d’une famille nombreuse au cours de la cérémonie du quarantième jour de deuil qui, traditionnellement dans cette société soumise au rite orthodoxe, succède à un décès.
En l’occurrence celui du pater familias, dont l’image sortira largement transformée d’un processus qui aura vu se multiplier les crises, les révélations, le repositionnement des uns par rapports aux autres des multiples protagonistes.
Discussions, confidences, disputes mobilisent du même élan les secrets et surtout les non-dits des uns et des autres, et des considérations sur l’état du monde, l’actualité politique internationale au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, les séquelles de la chute du communisme, un environnement à la fois marqué par la pauvreté, l’ultralibéralisme et l’autoritarisme politique, la présence du racisme antisémite et antirom chez un grand nombre de Roumains, par ailleurs en désaccord sur à peu près tout.
Dans Sieranevada comme dans Rester vertical, le spectateur est constamment appelé à réinterroger ses repères
Avec un sens du mouvement et du cadre impressionnants, et grâce à des interprètes exceptionnels, Cristi Puiu compose peu à peu le portrait d’une société au bord de la crise de nerfs, hantée par le mensonge et incapable de se forger de nouvelles valeurs.
Associant l’intime et le social, les grandes questions et la trivialité des actes et des mots, Sieranevada compose une sarabande burlesque et terrifiante, où le spectateur est constamment appelé à réinterroger ses repères, vis-à-vis des personnages de la fiction mais aussi de lui-même.
Contes et légendes des désirs enfouis
Cette réinterrogation est aussi au cœur du processus très complexe et tout à fait passionnant qu’enclenche Alain Guiraudie avec son cinquième long métrage, Rester vertical.
Il faut un certain temps pour apprécier à sa juste valeur l’étrange proposition de cette fiction construite autour d’un scénariste en vadrouille sur les Causses, attiré par un jeune paysan croisé sur sa route puis par une jeune bergère avec laquelle il aura un bébé.
Commencée dans une tonalité proche du réalisme, le film ne se révèle que peu à peu comme une manière de western mental, de voyage onirique dans les obsessions et les phobies de son personnage principal, qui n’est autre qu’Alain Guiraudie lui-même –auquel ressemble d’ailleurs sacrément son interprète, Damien Bonnard.
Les scènes frontales de sexe, homo et hétéro, les digressions du côté des contes de l’enfance, l’irruption du hard rock dans la campagne française, les SDF d’un port de l’Atlantique, des agriculteurs qui ne ressemblent à aucune imagerie convenue, la Bible et les loups bien réels et tout à fait légendaires peuplent ces tribulations picaresques.
«C’est compliqué», selon l’expression consacrée, ce qui se passe du côté obscur du désir. C’est même très, très compliqué, si on prête attentions aux échos en sourdine, aux rimes bizarres, aux coq-à-l’âne du ciboulot. La réponse de Guiraudie pour affronter cette complication? La simplicité.
Le film est tout entier porté par la scandaleuse revendication de la possibilité de le dire, de le montrer, de prendre acte de ce qui se joue d’aussi mal catalogué que la volonté d’être mère d’un homme, ou le désir homosexuel chez un prolétaire de l’élevage en moyenne montagne.
Et cette réponse, qui déroute, surprend, dérange, fait tour à tour rire, refuser, s’intriguer. Tout simplement, elle construit la remise en mouvement de nos clichés, de notre système de référence et de représentation, ô combien libéral et ouvert il va sans dire, mais pas moins très arc-bouté sur un jeu de modèles à la fois moral, sexuel, physiologique, visuel. Il ne s’agit jamais de dire que tout est permis, encore moins que tout se vaut, il s’agit de se demander pourquoi nous montrons ceci et occultons cela à nous-même autant qu’aux autres.
Des prairies aux rues de la France très française, Rester vertical, qui n’est pas plus un film sur la campagne qu’Un chien andalou n’est un film sur l’Église, remet tout cela en mouvement, en question, avec une ferme et tendre vigueur, jusqu’à l’envol final.
Avec ces deux films, le Festival –qui a aussi, toutes sections confondues, comporté d’emblée son lot de médiocrités– semble dire d’emblée à son public qu’il y aurait ici de l’aventure pour les sens et pour l’esprit, aux grands vents de la mise en scène. Acceptons-en l’augure.