Brasilia (Brésil)
La route qui conduit au Palácio da Alvorada, la résidence officielle de Dilma Rousseff, au sud de Brasilia, est fermée. La police bloque l’accès. Devant les barrières, de nombreux journalistes et cameramen attendent. Ils espèrent voir passer la présidente du Brésil qui, cette nuit-là, mercredi 11 mai, va être destituée. «Impeachment», dit-on en anglais.
Dilma Rousseff assiste-t-elle à la scène depuis cette résidence, comme on l’a dit? Ou est-elle encore, à quelques kilomètres de là, dans le palais présidentiel, le célèbre «Planalto»? On ne sait guère. On apprendra plus tard qu’elle aurait finalement dîné en tête à tête avec son mentor, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva. Pendant ce temps en tout cas, les parlementaires se déchaînent contre elle dans le Sénat, en ébullition. La place dite des «Trois pouvoirs», où se concentrent les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, est illuminée comme pour un soir de fête. Je vois les ballets des voitures officielles; les dizaines d’équipes de télévision qui s’agitent et, partout, des manifestations sporadiques des partisans ou des opposants à Dilma Rousseff que la police s’efforce d’empêcher de se croiser. On a même construit un mur au milieu de la place pour séparer les deux camps. Les fidèles de Dilma Rousseff, vêtus de rouge, sont, cette nuit-là, les plus bruyants. Ils sentent que la fin de leur idole est proche.
Construits par l’architecte le plus célèbre du Brésil, Oscar Niemeyer, ces trois lieux stratégiques du pouvoir brésilien –le palais présidentiel, la résidence et le Congrès– illustrent peut-être, cette nuit-là, l’effondrement de la démocratie brésilienne. Dans les rues et, plus tardivement, depuis mon hôtel, le Brasilia Palace, à deux pas, également construit par Niemeyer, je suis la scène. Toute la nuit, les chaînes de télévision sont en édition spéciale. Et tout à coup, au petit matin, l’affaire est pliée. Dans le ciel du sud de Brasilia, au-dessus du Palácio da Alvorada, je vois un feu d’artifice éclater: la page Dilma Rousseff est tournée.
Président par intérim déjà fragilisé
«Cette nuit-là, je me suis dit que c’était l’une des pires erreurs de l’histoire politique du Brésil. Je n’ai même pas voulu suivre le débat à la télévision. Je savais ce qui allait se passer. Ils n’ont laissé aucune chance à Dilma.» Thalyson Primo est amer, blessé. Il parle d’un «coup d’État» (à Cuba, le régime castriste, dont les liens avec le Parti des travailleurs sont anciens, a utilisé le même terme), d’une «conspiration».
À 27 ans, Thalyson est un jeune architecte. Thalyson Primo aime sa ville mais ce soir-là il a mal pour le Brésil: «Les choses n’auraient pas dû se passer comme ça. Dilma Rousseff a perdu tout soutien politique. Depuis quelques temps, nous étions tous mobilisés. Moi, j’ai surtout utilisé mon compte Facebook pour exprimer ce que je ressentais. Pour tenter d’empêcher l’impeachment. Mais cette nuit-là, nous ne pouvions plus rien faire. Elle n’avait plus besoin de nous. Le soutien populaire n’était plus très utile. Elle avait besoin d’un soutien politique. Elle ne l’a pas eu.»

Des pins mis en vente lors d’une manifestation contre le président par intérim Michel Temer, à Sao Paulo, le 15 mai 15, 2016 | Miguel Schincariol/AFP
Thalyson Primo habite un «quadra», l’un de ces «blocs» d’habitations modernes imaginés par l’urbaniste Lucio Costa. Il vit dans le «Sudoeste», le sud-est de Brasilia, une zone résidentielle de classe moyenne aisée, située entre le centre historique bâti par Niemeyer (dit «Plano Piloto») et les villes satellites qui se sont développées hors de toute planification afin que les classes populaires aient un toit. Il vote à gauche. À deux reprises, il a soutenu dans les urnes le Parti des travailleurs.
La brutalité de la mise à l’écart de Dilma Rousseff le frappe. L’injustice aussi. Elle a peut-être, me dit-il, enjolivé les comptes publics comme on le lui reproche –le fameux «pédalage budgétaire» selon la formule désormais célèbre–, mais elle «n’est pas accusée de détournement d’argent ou d’enrichissement personnel, contrairement à son successeur». Et Thalyson d’ajouter, virulent: «Elle a commis des erreurs, c’est sûr. Elle n’aurait pas dû faire revenir Lula comme ministre. Elle a voulu le protéger: c’était une faute. Elle n’était pas parfaite. Mais Michel Temer vient de nommer sept ministres mis en examen. Elle en a nommé un; il en a nommé sept. C’est deux poids, deux mesures!»
Michel Temer, 75 ans, fils d’immigrés libanais, est le nouveau président du Brésil par intérim. Président de la Chambre des députés à trois reprises, il connaît bien les arcanes du Congrès brésilien, contrairement à Dilma Rousseff, qui n’avait jamais été élue au Parlement. Celui qui est aussi le chef du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre), a constitué un gouvernement d’union nationale. «C’est plutôt un gouvernement de technocrates de haut niveau, composé de bons professionnels. L’équipe économique semble compétente», commente, prudent, un haut diplomate en poste à Brasilia.
Mais l’absence de femmes et de noirs parmi les vingt-trois nouveaux ministres a été vivement critiquée (Michel Temer vient de promettre la nomination d’une femme comme secrétaire d’État à la culture). Surtout, sept des nouveaux titulaires ministériels sont cités ou font l’objet d’enquêtes pour corruption. Temer a lui-même était condamné pour des dépassements financiers de campagne électorale –il risque l’inéligibilité! Et une majorité d’électeurs serait déjà favorable à sa destitution.
Face sombre de Dilma Rousseff
Le Brésil reste extrêmement polarisé. Les partisans de Dilma Rousseff sont encore nombreux dans un pays qui a toujours penché à gauche, mais rares sont ceux qui croient encore à son retour. Officiellement, l’ex-présidente n’a pas démissionné; elle est juste suspendue pour 180 jours, le temps que durera son procès. Un retour semble pourtant peu probable. D’autant que la face sombre du personnage est apparue au grand jour. La plupart de ses supporters l’ont en effet abandonnée compte tenu de son arrogance, ses colères noires et son incapacité à gouverner. Selon une enquête détaillée du New York Times, elle humiliait ses détracteurs et insultait les journalistes, multipliait les coups de gueule irrationnels, y compris contre ses propres alliés. Elle aurait donc été d’abord trahie par ses amis politiques, les maires de son propre parti, les membres de la Cour suprême qu’elle a elle-même nommés et par l’un des principaux soutiens de sa coalition, le vice-président qui vient de lui succéder.
Je suis plutôt content qu’elle soit partie. Elle ne savait pas dialoguer, pas gouverner. Elle centralisait tout. Elle était devenu un fardeau pour son propre parti
Un responsable brésilien d’une importante entreprise numérique implantée à Brasilia
Les langues se délient aujourd’hui. «Je suis plutôt content qu’elle soit partie. Elle ne savait pas dialoguer, pas gouverner. Elle centralisait tout. Elle était devenu un fardeau pour son propre parti», me dit le responsable brésilien d’une importante entreprise numérique implantée à Brasilia (et qui préfère conserver l’anonymat car il n’est pas habilité à parler au nom de la multinationale). D’autres ont décrit la brutalité avec laquelle Dilma Rousseff congédiait ses ministres (seuls trois sur quatre-vingt-six ont survécu depuis son premier mandat). Incapable d’écouter et de former des coalitions, jamais élue avant sa candidature et mal préparée au pouvoir, Dilma Rousseff payerait donc le prix, non pas d’un coup d’État, comme elle le prétend, mais de ses propres erreurs.
«Si elle revient au pouvoir, ce serait une grosse surprise», me dit Leonardo Rodriguez, un avocat de Brasilia qui a pourtant soutenu l’ancienne présidente. Selon Rodriguez, «c’est un point de non-retour pour Dilma Rousseff» et ce d’autant plus que «la gauche s’est effondrée». Comme beaucoup à gauche, Rodriguez est «navré» de la situation actuelle et de «l’humiliation» que constitue cet «impeachment» pour Dilma Rousseff, mais il reconnaît qu’il n’y avait plus d’autre solution. «Le pays n’était plus gouverné. Dilma était devenue inaudible. Elle avait perdu le soutien de l’opinion. Ça ne pouvait plus durer. Elle était morte politiquement avant de l’être juridiquement», constate Rodriguez, dont le cabinet d’avocat est spécialisé dans le droit de la famille et le copyright.
Plusieurs scénarios sont maintenant possibles. On peut imaginer un procès accéléré pour l’ancienne présidente, qui serait alors, si elle était condamnée, définitivement démise de ses fonctions pendant l’été. On peut, au contraire, imaginer un procès en longueur, s’éternisant, ce qui prolongerait l’agonie du système politique brésilien. D’autres rebondissements ne sont pas à exclure: soit que Michel Temer doive démissionner après une mise en examen ou une décision défavorable de la Cour suprême; soit que Dilma Rousseff réussisse à ré-entrer dans le jeu avant la fin des six mois de sa suspension.
Beaucoup des interlocuteurs que j’ai rencontrés à Brasilia pensent que des élections anticipées seraient finalement la meilleure option. Mais la droite et les partisans de Michel Temer, trop heureux d’être arrivés au pouvoir sans être passés par les urnes, rejettent naturellement ce scénario. La prochaine élection présidentielle est prévue, pour l’heure, en 2018.
Réputation du Parti des travailleurs entachée
Le nouveau président a constitué un gouvernement d’union nationale dont il a immédiatement exclu tous les proches de Dilma Rousseff. Lula fut même le premier a être écarté du gouvernement –tout un symbole. Dans les rangs de la gauche, qui reste forte au Parlement puisqu’il n’y a eu ni dissolution ni élection, on s’inquiète déjà de la remise en cause des acquis sociaux de l’ère Lula. Si le président par intérim a laissé entendre qu’il préserverait la «Bolsa Familia», une aide aux familles qui a contribué à la baisse de la pauvreté, ses propositions de dérégulation de l’économie, de réforme des retraites et du code du travail et ses projets de privatisations sont accueillis avec scepticisme par les syndicats.
Car la situation économique est préoccupante pour l’ancien bon élève de la mondialisation –le Brésil était le pays émergent modèle: le chômage a grimpé à plus de 10% au premier trimestre, l’inflation atteint désormais 10% et les prévisions de croissance sont nulles ou faibles. Le pouvoir d’achat est en baisse. «L’explosion du chômage est vraiment l’échec de Dilma Rousseff. Elle a clairement merdé sur ça. Vous imaginez, il n’y a plus de travail, plus d’espoir ici alors que c’était un pays de forte croissance», me dit Gabrial, un étudiant que j’interviewe au Centro Cultural Banco do Brasil de Brasilia. Lui aussi avait voté pour l’ancienne présidente.
Trois étudiants bavardent sur la place des Trois pouvoirs lorsque je les rencontre. «Dilma Rousseff devait partir», me dit Ariane, une punkette sérieuse, convaincue qu’il n’y avait plus d’autre choix pour la présidente. À son côté, Cleber, passionné de reggae et de MPB, est plus exaspéré encore. «Il faut tous les changer», insiste-t-il, visant l’ensemble de la classe politique. «Il faut donner à tous les députés le salaire minimum», ajoute Daniel, un troisième étudiant, visiblement désabusé par les pots de vin et la corruption généralisée des élus.
On considère que près des deux tiers des 594 membres du Congrès sont actuellement mis en examen ou accusés de délits. La détérioration de la démocratie brésilienne est telle que les conditions semblent réunies, pensent certains, pour qu’un candidat populiste émerge, première étape vers un nouveau régime autoritaire ou dictatorial. «Nous observons de près la situation et, à ce stade, on peut dire que l’armée n’a pas bougé, elle est vraiment restée dans son rôle. De même, on observe que l’état de droit a été protégé, la justice fonctionne bien et la Cour suprême aussi. Quant à la liberté de la presse, elle est très grande ici», résume un diplomate européen en poste à Brasilia.

Dilma Rousseff lors d’une conférence de presse aux médias mondiaux depuis la résidence présidentielle, à Brasilia, le 13 mai 2016 | VANDERLEI ALMEIDA/AFP
En fin de compte, au Brésil comme au Venezuela ou en Argentine –pour ne pas parler de Cuba–, l’un des problèmes structurants de l’Amérique latine reste l’alternance. En choisissant sans primaires son successeur et en adoubant seul Dilma Rousseff, Lula a pris un risque qu’il paye aujourd’hui au prix fort. Il n’a pas fait preuve d’un grand sens du pluralisme ni n’a su faire confiance en la démocratie de son pays. Au pouvoir depuis trop longtemps, son parti n’a pas davantage su se renouveler. Enfin, la corruption s’est généralisée au sein du Parti des travailleurs et a gangréné l’ensemble du système politique, en dépit de l’image de rigueur et d’éthique qui semblait, au départ, caractériser Dilma Rousseff, une ancienne combattante de guérilla d’extrême gauche qui fut emprisonnée et torturée pour ses convictions. C’est pourquoi la chute de sa protégée entachera durablement la réputation de la figure tutélaire du Brésil moderne. Enfin, Lula risque même d’être condamné pour corruption…
Architecte dans une ville entichée d’architecture, Thalyson Primo regarde la dégradation de la vie politique brésilienne avec autant de consternation que d’ironie. Pour lui, on assiste à une «telenovela», à un «immense cirque», comme «si on était au théâtre», me dit-il, avant de se reprendre compte tenu de la gravité de la situation: «En fait, c’est comme si les fondations de la démocratie que nous avons bâtis venaient de s’effondrer.» Il répète: «Nous venons d’assister à l’effondrement de la démocratie brésilienne.» Et le jeune architecte de conclure: «On va devoir tout reconstruire, pierre après pierre.»