Égalités / France

«Ça peut être très tranquille un viol, le silence enfoncé dans la gorge, les yeux au plafond»

Temps de lecture : 6 min

En réaction à l’affaire Baupin, une ancienne collaboratrice dans un cabinet ministériel raconte son viol, à l’âge de 25 ans, par son «patron» et rappelle à quel point «la drague appuyée “à la française” n’est pas toujours innocente».

Manifestation à Paris le 5 mai 2012 pour protester contre la décision du Conseil constitutionnel d’abroger la loi sur le harcèlement sexuel | FRANCOIS GUILLOT/AFP
Manifestation à Paris le 5 mai 2012 pour protester contre la décision du Conseil constitutionnel d’abroger la loi sur le harcèlement sexuel | FRANCOIS GUILLOT/AFP

Voilà un texte qui a été envoyé à notre chroniqueur Claude Askolovitch par une jeune femme qu’il a croisée dans sa vie professionnelle, alors qu’elle était membre d’un cabinet ministériel. Elle lui a adressé ce texte en réponse à ce que lui-même publiait sur les réseaux sociaux, témoignant de l’embarras que lui inspirait le bruit de l’affaire. Il voyait, autour de Baupin, plus de lynchage et de confort que de justice. «J’avais peut-être tort, et cette amie me l’a signifié, nous dit Claude Askolovitch. Elle fait partie de ces femmes que cette histoire a réveillées et que le bruit soulage, puisqu’il fait écho à leur long silence.» Nous publions son témoignage.

C’est bruyant un viol, il y a nécessairement des cris, du verre brisé et des larmes. Le bruit de la tête qui heurte le bitume et de la peau qui claque. Irréversible.

Ça peut aussi être très tranquille un viol, le silence enfoncé dans la gorge, les yeux au plafond.

Entre les deux, cinquante nuances de consentement.

J’avais 25 ans et j’avais décroché le job de mes rêves dans un cabinet ministériel. Je n’étais la fille ou la protégée de personne et mon supérieur hiérarchique était un directeur de cabinet quadra, très sûr de lui. Une conseillère s’était déjà plainte de harcèlement sexuel sous forme de SMS grivois, elle avait quitté le cabinet. Pas lui, il était «indispensable», comme l’expliquait le ministre.

Un 26 décembre à 20 heures, dans des bureaux déserts, mon directeur de cabinet m’a demandé de venir récupérer des dossiers dans sa voiture. Je ne lui avais jamais parlé directement avant ce jour-là. Il m’a ordonné de monter, il a démarré et m’a emmenée dans sa maison de campagne à deux heures de Paris. Il a refusé de me ramener malgré mes demandes insistantes. J’étais une gamine, je travaillais en cabinet depuis trois mois. J’étais estomaquée et paniquée. Lorsque j’ai fini par m’endormir sur le canapé de cette maison inconnue, il m’a portée endormie sur son lit. Aussi simple que cela.

Je n’ai pas protesté. Je ne me suis pas débattue. Je n’ai pas crié. Je l’ai laissé faire. Inconsciemment, j’ai pensé que cela annulerait peut-être la violence de ce qu’il était en train de faire et que le souvenir serait moins insupportable.

Il n’y a donc pas eu techniquement viol mais je n’étais pas consentante pour autant. C’était mon patron, une autorité qu’il m’était alors trop difficile de questionner pendant les quelques secondes qu’il m’a laissées pour sortir de ma sidération. Moi, j’avais seulement consenti à récupérer des dossiers dans une voiture.

Moi, j’avais seulement consenti à récupérer des dossiers dans une voiture. Des années plus tard, je continue à me trouver aussi responsable que lui. Responsable de ne pas avoir su dire non

Des années plus tard, je continue à me trouver aussi responsable que lui. Responsable de ne pas avoir su dire non. Quand il a voulu me revoir, là encore j’ai laissé faire. Il me parlait de mon avenir au sein du cabinet, il me mettait une pression énorme. Ce droit de cuissage a fini par l’ennuyer au bout de quelques jours et tout a été enfin terminé. À moi de recoller les morceaux et ma dignité en lambeaux.

Il est désormais patron dans le privé. Je lui souhaite tout le mal que l’on peut légitimement souhaiter à un autre être humain. Je le surveille de temps en temps du coin de l’œil. La vie est longue.

Moi, j’apprends toujours à me pardonner.

Conditionnées à minimiser ces actes

Des années plus tard, pelotonnée dans une autre vie à l’étranger, j’ai raconté cette histoire pour la seconde fois. La première en France quelques mois après les faits. «C’est hyper romantique ce kidnapping», avait commenté une ancienne collègue. «C’est une agression sexuelle», avaient lâché, horrifiés, des amis américains. Question de perspective culturelle, sans doute. Il m’a fallu plusieurs années pour mettre les mots sur cette histoire.

Dans un pays comme les États-Unis, j’aurais peut-être porté plainte. En France, je n’aurais aucune chance. Je serais traînée dans la boue, je n’ai aucune preuve et, de toute façon, de quoi l’accuserais-je? d’avoir abusé de son autorité? On a déjà du mal dans ce pays avec les lignes rouges du harcèlement sexuel, alors les zones grises...

En France, on parle de séduction poussée comme d’un patrimoine culturel, une sorte de marivaudage viril hérité du temps des salons. Pour pouvoir parler d’agression, la France met la barre très haut. Nous, Françaises, sommes conditionnées à minimiser ces actes et à ne pas les appeler par leurs noms. Tout dépend de la façon de poser la question. Ne demandez pas à un groupe de femmes combien ont été violées, peu se désigneront. Demandez plutôt à votre sœur, fiancée, ou votre fille, si elle a déjà dû subir de la part d’un homme un contact physique qui l’a mise mal à l’aise ou si elle s’est sentie forcée de faire quelque chose qu’elle ne voulait pas. Les mains se lèveront.

Aujourd’hui, je vais bien. Je ne suis pas certaine que raconter cette histoire serve la cause des femmes, ou celle de la vérité. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire sur la vie des collaboratrices, dans les palais ministériels. J’ai connu un ministre qui m’envoyait auprès des journalistes qui me trouvaient séduisante et qui en plaisantait: «Allez-le voir mais ne couchez pas à moins d’une couv’ hein!» Mais lui au moins savait ce que voulait dire non.

Globalement, j’ai plutôt eu de la chance par rapport à d’autres femmes dans ce milieu. J’ai connu quelques hommes abjects, d’autres trop insistants qui se croyaient amoureux. Et enfin, beaucoup de types bien. J’avais un fort caractère et je n’étais pas assez jolie pour que ça vaille le coup de s’emmerder avec «une emmerdeuse». Sauf bien sûr mon dir cab, qui avait des méthodes plus radicales.

À la suite de la publication en 2015 de la tribune dans Libération de quarante journalistes politiques femmes dénonçant le harcèlement sexuel, mon wall Facebook a débordé des commentaires assassins de quelques anciennes consœurs de cab. Florilège: «si t’es pas capable de supporter quelques blagues, faut pas faire ce métier», «ouais enfin on les connaît aussi toutes ces journalistes qui couchent quand ça les arrange». Avec des alliées pareilles, le féminisme n’a même plus besoin de la domination masculine...

Le harcèlement sexuel n’est pas une croix de guerre à porter fièrement à la boutonnière en se félicitant d’avoir survécu à une jungle d’animaux politiques en rut

Les filles, le harcèlement sexuel n’est pas une croix de guerre à porter fièrement à la boutonnière en se félicitant d’avoir survécu à une jungle d’animaux politiques en rut! Ce n’est pas le prix à payer; de toute façon, c’est beaucoup trop cher. Le harcèlement sexuel n’est pas non plus l’hommage flatteur d’un galant persévérant, c’est une violence intolérable. Tout comme les blagues baveuses sur une paire de jambes ou de seins à la machine à café: «C’est pour déconner hein, t’as pas d’humour.» Nous avons le devoir de parler et de soutenir celles qui décident de le faire.

Aujourd’hui, il faut en parler encore, en parler en long en large et en travers, même mal. Il faut comprendre que la drague appuyée «à la française» n’est pas toujours innocente, et savoir qu’elle doit cesser dès que la personne visée montre un signe de malaise. C’est à nous Françaises de décider que les mots déplacés, les assauts répétés et les abus de pouvoir n’ont aucune raison de figurer avec le camembert au Panthéon de nos fiertés culturelles.

Bien sûr, il ne faut pas tomber dans l’excès anglo-saxon d’une liberté sexuelle sous surveillance. Pas plus qu’il ne faut céder à un féminisme victimaire qui pourchasserait les hommes de sa rancœur, ni céder aux lynchages et aux jugements expéditifs. Nous avons du pain sur la planche, car il nous incombe en premier lieu à nous, femmes françaises, de changer notre regard sur nos drôles de coutumes où ce sont toujours les mêmes qui jouissent sans entraves.

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