La grippe A pourrait bien avoir un effet secondaire imprévu: une étrange forme d'unité politique. Dernier exemple en date: aux Etats-Unis, l'extrême gauche et l'extrême droite — qui sont rarement sur la même ligne — s'accordent aujourd'hui sur un point. Elles ne veulent pas du vaccin anti-grippe.
Les opposants se déchaînent dans les médias
Du côté de la droite anti-gouvernementale, on condamne l'interventionnisme (forcément injustifié...) de l'administration Obama. Rush Limbaugh, animateur de radio conservateur et opposant déclaré d'Obama, a récemment fait les gros titres en annonçant qu'il ne se ferait pas vacciner. «Allez vous faire voir, Mme Sebelius!», a-t-il déclaré pendant son émission de radio - il faisait référence à Kathleen Sebelius, la secrétaire à la santé et aux services sociaux. «C'est précisément parce que vous voulez que je me fasse vacciner que je n'en ferai rien.» Quant à Glenn Beck, commentateur sur Fox News lui aussi conservateur, il a refusé de dire s'il se ferait vacciner ou non. Reste qu'il n'a pas vraiment fait mystère de son opinion personnelle : il a laissé entendre que le vaccin pourrait s'avérer «mortel», a brandi le spectre de la vaccination obligatoire (elle ne l'est pas), et a déclaré que le gouvernement n'avait pas à lui dire «quand et comment se soigner».
A gauche, les porte-étendards de la résistance sont des médecins célèbres, des avocats et des célébrités hollywoodiennes; ils rejettent les vaccins en général, et le vaccin contre la grippe A(H1N1) en particulier. Dans un article paru dans le Huffington Post en septembre dernier, le docteur Frank Lipman a mis en garde les lecteurs de ce site d'information contre une vaccination selon lui inutile, le virus étant bénin et l'efficacité du vaccin n'étant pas encore prouvée. Plus tôt cette année, l'acteur Jim Carrey avait déclaré (sur le même site) que les vaccins pouvaient rendre autiste, une théorie plusieurs fois avancée et dont il a été maintes fois démontré qu'elle n'était pas scientifiquement fondée. Robert F. Kennedy Junior avait peu ou prou tenu les mêmes propos dans un célèbre article (tout autant décrié) de 2005, paru dans Rolling Stone et Salon. Les opposants à la vaccination ne sont pas tous de gauche, mais les baisses des taux de vaccination sont dues en grande partie aux refus de familles aisées vivants pour la plupart en Californie (ou dans d'autres Etats du même type).
Aujourd'hui, alors que le gouvernement américain s'apprête à expédier 250 millions de doses de vaccin contre la grippe A(H1N1) dans les cinquante Etats, les deux extrêmes font cause commune. Leurs opinions politiques divergent, mais d'une certaine manière, ces hommes et ces femmes - qu'ils s'en prennent à la médecine moderne ou au gouvernement — perçoivent le monde de la même manière: avec méfiance. Il arrive même qu'ils tiennent le même discours: Glenn Beck a par exemple déclaré qu'on «ne pouvait pas savoir si le vaccin entrainerait l'apparition de troubles neurologiques, comme dans les années 1970», un argument souvent utilisé par les opposants à la vaccination. (Les théories selon lesquelles le vaccin contre la grippe de 1976 avait été à l'origine de l'apparition du syndrome de Guillain-Barré chez certaines personnes vaccinées n'ont jamais été scientifiquement démontrées). Et de leur côté, les anti-piqûres n'ont pas vraiment confiance en leur gouvernement: le docteur Lipman a rappelé que le secrétariat à la santé et aux service sociaux américain avait d'ores et déjà accordé l'immunité judiciaire aux groupes pharmaceutiques qui produisent les vaccins..
Le gouvernement fait campagne pour mettre fin aux fantasmes
Le secrétariat à la Santé a créé une page internet «Info et Intox» pour mettre un terme aux soupçons et à l'inquiétude grandissante de certaines personnes. Symptôme le plus exemplaire : beaucoup d'Américains pensent encore que la vaccination est obligatoire. «La campagne de vaccination du gouvernement fédéral contre la grippe A(H1N1) est FACULTATIVE», rappelle le site, qui assure par ailleurs que la pétition en ligne affirmant le contraire est «tout simplement mensongère». Plus bas sur la page, le secrétariat répond aux citoyens qui pensent que les vaccins peuvent provoquer des crises cardiaques, des fausses couches, ou le syndrome de Guillain-Barré: «ces problèmes ne touchent pas plus les personnes vaccinées que les personnes non-vaccinées».
Tous les fantasmes associés au vaccin ne sont pas issus d'un délire «de gauche» ou d'un délire «de droite»; certains sont tout simplement... délirants. Selon plusieurs sites Web, la grippe A(H1N1) aurait été élaborée par le gouvernement; elle aurait notamment pour objectif d'implanter des micro-puces dans l'organisme des citoyens, et servirait à détecter les «bio-menaces». Il existe au moins un site avançant la théorie selon laquelle le vaccin contiendrait un «Code biblique», faisant le lien entre la grippe A et les prophéties du Livre des Révélations. Le secrétariat à la Santé ne s'est pas encore attaqué à cette histoire-là...
L'administration Obama sait y faire pour ce qui est de pourfendre les rumeurs. En 2008, les responsables de sa campagne ont créé un site Web, «Fight the Smears» (Combattre la diffamation), pour contrer les calomnies affirmant que le candidat démocrate n'était pas né en Amérique, ou encore que Michelle Obama avait été surprise en train de prononcer le mot «whitey» (insulte raciale visant les blancs) sur une vidéo. Mais il est plus difficile de combattre une rumeur portant sur les vaccins. Pendant la campagne présidentielle, la plupart des propos diffamatoires venaient de la droite; aujourd'hui, le secrétariat à la santé doit faire face à une série d'assauts lancés depuis les deux extrêmes du spectre politique. Il se voit donc contraint de marcher sur des œufs: corriger les mensonges et les approximations sans pour autant offenser ses alliés potentiels. Ce qui n'est pas simple, étant donné la forte teneur émotionnelle du sujet. On comprend donc mieux pourquoi les fonctionnaires du secrétariat prennent le temps de répondre avec sérieux et professionnalisme à des questions frôlant l'absurde (« Peut-on attraper la grippe A(H1N1) en mangeant du porc?»).
Ce vaccin n'est pas le premier à générer une psychose
Comment expliquer cette étrange alliance des extrêmes? En réalité, la résistance anti-vaccin a toujours été une lutte bipartisane. La dernière psychose en la matière remonte à 1976; le président était alors républicain. Pendant les trois mandats Bush (père et fils), plusieurs troupes stationnées dans le Golf Persique ont refusé de se faire vacciner contre l'anthrax.
La trypanophobie (peur morbide des vaccins) est une angoisse assez répandue. Une récente étude réalisée par la Harvard School of Public Health a noté que seuls 40% des adultes disaient être certains de vouloir se faire vacciner. Lorsqu'on leur a demandé pourquoi ils refusaient de faire vacciner leurs enfants, la troisième raison invoquée par les parents était: «Les représentants de la santé publique ne sont pas à même de nous informer quant aux dangers potentiels des vaccins.» Les jeunes, catégorie pourtant assez vulnérable au virus, ne sont pas beaucoup plus raisonnables. Vincent Racaniello, professeur de microbiologie à l'Université de Columbia, a récemment demandé à 50 de ses étudiants qui parmi eux comptait se faire vacciner. Pas une seule main ne s'est levée. «C'était justement pendant un cours sur la grippe, se rappelle-t-il. J'imagine que j'ai mal fait mon boulot.»
Il faut bien l'admettre: il n'y a rien de plus universel que la peur des piqûres. «Je pense que certaines personne fonctionnent comme ça, tout simplement, nous dit Gregory Poland, de la Mayo Clinic. Ils fondent leur jugement sur leurs émotions ou sur des anecdotes - ce qu'ils lisent à l'Université ou sur Google - plutôt que sur les points de vue étayés par des faits et des données». Au 19ème siècle, les gens pensaient que le vaccin contre la «variole des vaches» ferait pousser des appendices bovins sur leurs bras. Au début de la première guerre mondiale, on s'est amplement moqué du grand médecin canadien William Osler lorsqu'il préconisa une vaccination des troupes britanniques contre la fièvre typhoïde. Le gouvernement français a cessé de proposer la vaccination contre l'hépatite B dans les écoles en 1998 ; on enquêtait alors sur de possibles liens pouvant exister entre cette vaccination et la sclérose en plaques (des recherches ultérieures n'ont décelé aucun lien de cause à effet).
Reste que le climat politique actuel est un véritable bouillon de culture pour la psychose collective née du A(H1N1). D'une part, le débat nourri par la réforme du système de santé a déjà mis dans la tête de certaines personnes que le gouvernement pourrait se servir du monde médical pour mettre à mal le peuple américain (la sévérité des accusations varie, entre «imprudence bien intentionnée» et «conspiration visant à dominer le monde»). D'autre part, dans l'Amérique post-Katrina, il serait inexcusable de ne pas se tenir prêt face à un désastre potentiel. Dans ce genre de situation, un politicien préfère en faire trop plutôt que pas assez.
Mais Obama n'est pas n'importe quel politicien: il lui faut faire avec Internet (qui déforme les informations et amplifie les angoisses) et avec la vague paranoïa qu'il semble inspirer à une fraction de la population. Lors d'une récente émission de radio animée par Glenn Beck, un auditeur s'est ouvert du motif véritable de sa phobie: «Si on était il y a cinq ans, j'aurais sans doute dit d'accord, pas de problème, je vais [me faire vacciner].». Peut-être que la véritable raison poussant les membres des deux extrêmes à ne pas se vacciner est ailleurs; peut-être qu'elle est à la fois plus simple et plus élégante. Elle tient en deux mots : sélection naturelle.
Christopher Beam
Traduction Jean-Clément Nau
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Image de une: REUTERS