La vidéo dure à peine plus d’une minute, mais elle a été vue par 22 millions de personnes. On y voit (ou plutôt voyait, elle a été supprimée mais son contenu a été dupliqué dans d'autres vidéos sur la toile) Henry Cavill et Ben Affleck dans une interview pour la promotion de Batman v Superman. Nommée «Sad Affleck», elle montre ce dernier taciturne avec en fond la chanson «Sound of Silence» de Simon and Garfunkel (ou en variante «Mad World» de Gary Jules).
Batman v Superman est pourtant loin de se montrer silencieux. Sorti en mars dernier, il est devenu le septième plus gros film de super-héros fin avril avec 750 millions d’euros de recettes en salles. Ce qui laisse l’interprète de Batman maussade, ce sont les critiques. Certaines ont été jusqu’à se demander si ce n’était pas «le film le plus nul de tous les temps». Le site Rotten Tomatoes, qui répertorie des avis cinématographiques mondiaux, a donné un score de 28% à Batman v Superman (un film est considéré comme mauvais quand il ne franchit pas la barre des 60%).
Dans une chronique sur le duel entre les deux héros de DC Comics, le YouTubeur François Theurel, alias le Fossoyeur de Films, a expliqué que la super-production était «un exemple parfait de certaines dérives actuelles de la pop culture»:
«Depuis quelques années, j’ai l’impression qu’on assiste à un phénomène d’accentuation, voire d’extrémisation dans les manières de réagir à la pop culture et de la consommer. On a pu le voir à travers quelques énormes sorties cinés qui ont trait à cette culture, comme Star Wars. [...] Batman v Superman est vraiment la quintessence de ce qui fait nos références communes de pop culture. Sauf que toute cette dimension d'échange est en train de s’estomper devant un repli identitaire. Je ne vois plus de juste-milieu dans les débats. Si on peut encore parler de débats.»
Icônes et mythologie moderne
Le flot de critiques enduré par le film montre qu’à l’inverse des héros de l’univers Marvel, Batman et Superman sont avant tout des icônes. «Tout le monde, lecteur de comic-book ou pas, connaît ces personnages», renchérit François Theurel, qui associe presque les deux porteurs de capes à «de la mythologie moderne». Heurter des fans qui ont une conception différente de leurs héros s’annonce donc inévitable.
Le film était une pauvre représentation des personnages que j’ai aimés et avec lesquels j’ai grandi
Après la sortie du film, des pétitions ont été lancées pour enlever à Zack Snyder la réalisation de Justice League, le pendant d’Avengers chez DC Comics. Si la plus importante ne recense que 16.000 signatures, les commentaires collent à cette idée d'icônes de la pop culture. «Le film était une pauvre représentation des personnages que j’ai aimés et avec lesquels j’ai grandi», écrit un internaute. «Le public devrait obtenir un film bien plus décent, surtout avec de telles figures aimées et iconiques comme Batman et Superman», renchérit un autre.
«C’est la méthode de consommation qui compte, pas ce qui se trouve dans l’assiette»
On peut aussi penser que le public, dans sa majorité, se tamponne le coquillard de la façon dont les deux héros en collants sont adaptés. Que c’est juste une histoire de geeks un peu trop pointilleux. Sauf que cette analyse s’étend à l’ensemble du champ de la pop culture, comme le pointait Patton Oswalt, auteur et comédien américain, dans une tribune au magazine The Verge en 2010:
«J’ai des infos pour vous: la pop culture est la culture geek. Les fans de «Real Housewives of New Jersey» regardent, discutent et absorbent leurs séries de la même façon qu’un geek a regardé Dark Shadows ou est obsédé par son ranger moitié-elfe de niveau huit dans Donjons et Dragons. C’est la méthode de consommation qui compte, pas ce qui se trouve dans l’assiette.»
Richard Mèmeteau aborde le thème du fan dans l’ouvrage Pop Culture. Professeur de philosophie, il explique que celui-ci se reconnaît dans l’œuvre appréciée et s’en empare pleinement en se constituant en communautés: les fandoms. Ils imaginent des «petites» histoires en parallèle de la «grande» (aux aboutissements parfois inattendus. La trilogie Cinquante nuances de Grey, par exemple, a d’abord été une fanfiction basée sur l’univers de Twilight). Ils peuvent aussi réaliser des «fan-films» s’inspirant directement des personnages, comme cette vidéo très professionnelle de dix-sept minutes qui met en scène Dark Maul, le méchant de Star Wars: La Menace Fantôme.
«Quand on parle des fans, on imagine des gens un petit peu solitaires dans leurs caves qui regardent Star Wars pour la vingtième fois, raconte David Peyron, docteur en science de l’information et de la communication, qui a étudié la culture geek. Il y a de ça et les fans acceptent cette image d'eux. Mais il y a aussi l'idée que cet engagement dans ces œuvres est une manière de communiquer de l'information. Ce qui va leur permettre de se différencier, de discuter, de ne pas être d’accord. Toutes ces discussions permettent aux gens d'appartenir à un groupe.»
«L’antichambre de l’enfer»
Cette activité du fan est pourtant à l’origine, indirectement, d’une division au sein de la pop culture. Rafik Djoumi est le rédacteur en chef de Bits, le magazine hebdomadaire d’Arte dédié à l’actualité culturelle. Pour lui, il y a toujours eu des débats assez vifs:
«Mais ce qui semble changer aujourd’hui, c’est une espèce de malentendu sur ce que la pop culture est censée être ou représenter. La raison pour laquelle il y a une guerre larvée est due au statut que la culture pop a actuellement aux yeux des majors hollywoodiennes.»
Depuis la sortie du premier Star Wars en 1977, l’industrie du cinéma s’est rendu compte qu’elle ne maîtrisait pas toute la fabrique du succès et que le public avait ses propres coups de cœur. Un second rappel a eu lieu au début des années 2000. Des films comme Matrix, dirigé par deux réalisateurs alors inconnus, ou Le Seigneur des Anneaux (qui a bien failli ne jamais voir le jour) ont fait exploser le box-office. Entre ces deux événements, l’arrivée d’internet a permis à la culture pop, geek et underground de se former en communautés actives sur les forums et les sites spécialisés.
Toute la “Marvellisation” d’Hollywood ces dernières années s’est faite à partir de l’étude des geeks et leur comportement
«Comme les studios sont des opportunistes et loin d’être des idiots, ils ont ciblé ces sites-là et se les sont mis dans la poche. Toute la “Marvellisation” d’Hollywood ces dernières années s’est faite à partir de l’étude des geeks et leur comportement», détaille Rafik Djoumi. Si ce dernier est considéré «comme un geek depuis vingt ans», il appelle les six-sept dernières années du box-office «l’antichambre de l’enfer»:
«L’exploitation peut être vu comme la pire insulte qui puisse être faite à cette culture. Puisqu’elle la trahit salement en prétendant s’inspirer des classiques alors que les films ont vocation à séduire bien au-delà du petit cercle d’amateurs de comic-books. Mais ils doivent être convaincus pour faire la promo du film.»
À l’image de Rafik Djoumi, une partie des fans de la pop culture critiquent ce qu’elle devient. Parfois en appelant même à «tuer la culture geek». La tribune de Patton Oswalt publiée dans Wired en 2010 avait d’ailleurs pour titre: «Réveille-toi culture geek. Il est temps de mourir».
«Nous sommes devenus l’Empire»
La geek culture est devenue la pop culture, reprise par tous. Mais la victoire a un prix. «Nous continuons de nous comporter comme l’Alliance Rebelle, sauf que nous sommes devenus l’Empire», métaphorise un autre contestataire sur son blog.
«C’est toujours dur de gagner, admet David Peyron. Cette forme de victoire a apporté une reconnaissance. Tout le monde connaît les objets que l’on apprécie mais il y a un sentiment de dépossession extrêmement puissant.» De quoi mépriser désormais les T-shirts qui représentent Bobba Fett ou le casting de Glee qui chante des chansons du Rocky Horror Picture Show.
Le problème, selon Patton Oswalt, c’est que cette pop culture ne produit pas une nouvelle génération d’artistes et d’œuvres, juste «une armée de consommateurs repus». De quoi vouloir provoquer la fin de la pop culture: une «a-pop-alypse».
Cette frange de fans désabusés devant une industrie hollywoodienne qui impose «une vision abâtardie de ce qu’est ce champ culturel», selon Rafik Djoumi, se retrouve face à une autre portion qui assimile cette critique à celle de ses icônes et sources d’imaginations. Le rédacteur en chef de Bits ne s’est pas rendu dans les salles obscures pour un film de super-héros depuis cinq ou six ans. Ce qui l’aurait immédiatement traîné vers la salle auparavant est devenu un repoussoir:
Si je me retrouve face à des gens qui considèrent qu’on vit une période légendaire et paradisiaque, il va forcément y avoir un accroc
Rafik Djoumi
«Si je me retrouve face à des gens qui considèrent qu’on vit une période légendaire et paradisiaque, il va forcément y avoir un accroc. Et je ne peux pas être le seul dans ce cas-là.»
«L’ironie érotique»
Pour David Peyron, il est normal que les fans soient les premiers à critiquer l’industrie culturelle. Un élément abordé également par Richard Mèmeteau dans son ouvrage:
«On sait que chaque fois qu’on se met à aimer beaucoup une chose, on commence à la voir en détail. [...] La conséquence directe est qu’un fan ne peut pas se passer d’une certaine minutie dans le goût qu’il porte à l’objet. Sa lecture, selon Henry Jenkins [un des premiers chercheurs qui s'est intéressé aux communautés de fans, ndlr], est en fait nécessairement critique de l’œuvre. Lui-même explique, par exemple, qu’après sa lecture du cycle du Seigneur des anneaux, il avait été extrêmement déçu par le fait qu’Arwen perde son immortalité pour vivre aux côtés d’Aragorn. Il écrit sa première fanfiction en réaction, pour combler ce qu’il juge être une erreur dans le livre.»
C’est ce que l’écrivain allemand Thomas Mann, cité par Mèmeteau, appelait «l’ironie érotique». Comme lorsque l’on fait remarquer ses défauts à une personne qu’on apprécie. Les critiques envers la pop culture ne seraient donc que des manifestations d’amour et de protection des oeuvres? «La polarisation n’est pas entre les fans mais vise beaucoup plus les studios hollywoodiens», déclare Richard Mèmeteau à Slate.fr.
«C’est comme ce qui a dû se passer dans l’histoire du rock, abonde Rafik Djoumi. Quand l’industrie musicale a pris le pouvoir, elle s’est dite: “Les gens aiment tels rythmes, on va leur vendre ça”. Sauf que ce n’était pas le rythme qui les intéressait mais l’âme qu’il y avait derrière. Dire du mal de ce qui passait à la radio, ce n’était pas dire du mal du rock.»
Et la plupart des fans savent qu’il y a toute une partie de la pop culture qui reste inexploitée. «Mes expériences ne se sont jamais faites lors des blockbusters, annonce Richard Mèmeteau. Elles se trouvent sur des éléments beaucoup moins connus et c’est là que j’ai envie de me battre. J’aime énormément Star Wars mais je savais que j’en étais dépossédé dès que j’ai appris sa vente à Disney.»
Le philosophe estime que la critique des fans sur les dérives commerciales est «plutôt saine». Cela permet des cycles. «Les super-héros, ça va arrêter de marcher un jour, conclut David Peyron. Dans ce cas-là, il va y avoir une nouvelle phase dans la pop culture. Il y a en permanence un renouvellement par le bas.» Et par les fans.