Greenpeace a encore une fois réussi un beau coup médiatique en mettant en ligne, sur le site de sa branche néerlandaise, des documents confidentiels de la négociation en cours depuis 2013 du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. La Commissaire européenne au Commerce, Cecilia Malmström, affirme que c’est une «tempête dans un verre d’eau», mais l’eau est sortie du verre et coule sur la table de négociation.
Matthias Fekl, notre secrétaire d’État au Commerce extérieur, déclare que l’arrêt des discussions est aujourd’hui «l’option la plus probable», François Hollande lui-même monte au créneau et affirme que, «à ce stade», la France dit non. En Allemagne, la coalition gouvernementale commence à se fissurer sur le sujet, avec un SPD très agité sur son aile gauche et beaucoup moins déterminé à conclure rapidement que la chancelière Angela Merkel.
Le changement de climat est brutal. Le 22 avril encore, les deux secrétaires d’état directement concernés, Matthias Fekl pour la France et Matthias Machnig pour l’Allemagne, publiaient un communiqué commun pour affirmer leur soutien à «la conclusion d’un accord de libre-échange avec les États-Unis, qui soit ambitieux, équilibré et mutuellement bénéfique»…
Climat de suspicion
L’organisation écologiste joue sur du velours: les nombreuses pages qu’elle a mises en ligne (près de 250), en anglais, ne sont pas toujours d’une compréhension aisée et son interprétation s’impose à tous ceux qui ne sont pas familiers de ce genre de prose. Dans ces conditions, Cecilia Malmström peut raconter ce qu’elle veut sur le thème «il n’est pas question de baisser notre niveau de protection des consommateurs, de sécurité alimentaire, ou de protection de l'environnement», elle n’est pas écoutée. Seuls sont jugés crédibles ceux qui mettent en doute la parole officielle…
Ce climat laisse penser que les hauts fonctionnaires européens qui mènent la négociation sont ou des imbéciles, qui ne voient pas qu’ils se font manipuler par les Américains
L’Europe paie certaines erreurs de communication. La nécessaire discrétion qui entoure toute négociation internationale a été sans doute excessive. Pour mémoire, rappelons que le contenu du mandat des négociateurs n’a été connu qu’en octobre 2014 alors que les négociations ont commencé en juillet 2013. Un effort sérieux a été fait pour corriger le tir: des informations sont publiées régulièrement sur l’avancement des travaux, des rencontres sont organisés avec les entreprises, les syndicats, les associations de consommateurs et les groupes de protection de l’environnement. Mais tous les groupes hostiles par principe au libre-échange entretiennent la suspicion: seules les multinationales sont écoutées, on ne dit pas tout aux ONG, si le contenu des discussions est tenu secret, c’est bien parce qu’il y a quelque chose à cacher, etc. On retrouve ici une théorie bien connue, celle du complot des puissants contre les peuples.
Discrédit sur la classe dirigeante
Ce climat est détestable pour au moins deux raisons. La première est qu’il laisse penser que les hauts fonctionnaires européens qui mènent la négociation sont ou des imbéciles, qui ne voient pas qu’ils se font manipuler par les Américains ou par les grands patrons des deux continents, ou des menteurs. Quant aux gouvernements, ils laisseraient mettre en péril la santé et les intérêts des citoyens européens par incompréhension de la gravité des événements ou par complicité avec ces puissances occultes. On sait à quoi mène, sur le plan politique, le discrédit ainsi jeté sur les classes dirigeantes.
Deuxièmement, le procès en sorcellerie ainsi fait aux dirigeants européens porte sur quelques points importants certes, mais hyper médiatisés comme le bœuf aux hormones ou le poulet à l’eau de javel, sur lesquels on a déjà des informations et des assurances, et laisse complètement dans l’ombre des questions fondamentales pour l’avenir comme l’accès aux marchés publics, la libéralisation dans les services (télécommunications, services financiers), la convergence des normes. Or, c’est doute là que se passent les événements les plus importants et que se prennent les décisions peut-être les plus contestables, celles dont on peut se demander si elles sont vraiment bonnes pour les populations concernées.
Barack Obama, cela n’a échappé à personne, est pressé de conclure cette négociation, parce qu’il voudrait pouvoir la mettre à l’actif de son deuxième mandat, mais aussi parce qu’il craint que le président ou la présidente qui lui succédera soit moins motivé(e) que lui pour obtenir cet accord. Cette seconde raison est particulièrement intéressante, car elle montre qu’aux États-Unis, il n’y a pas un plus grand enthousiasme populaire qu’en Europe à conclure ce partenariat transatlantique. Les documents publiés par Greenpeace confirment ce que l’on savait: par exemple, il n’y a pas outre-Atlantique un très grand empressement à ouvrir les marchés publics, notamment au niveau des États et des collectivités locales (beaucoup d’États et de villes ont adopté des dispositions comparables à celles du Buy American Act de 1933 qui s’applique aux marchés publics passés par l’État fédéral).
La concurrence fait sortir le citoyen de son coin et lui donne accès au meilleur de ce que le monde peut lui offrir
Jean Tirole
À qui profite l’ouverture des frontières?
Cet attachement à des mesures protectionnistes va à l’encontre de ce que nous enseigne la théorie économique. Jean Tirole, dans son dernier ouvrage, Économie du bien commun (1), le rappelle d’une façon remarquablement claire: «La concurrence fait sortir le citoyen de son coin et lui donne accès au meilleur de ce que le monde peut lui offrir. Les décideurs qui privilégient les fournisseurs locaux le font aux dépens de l’usager ou du contribuable qui paieront plus cher ou auront des services de moindre qualité.»
Mais force est de constater que ce discours n’est pas très audible dans un monde où les inégalités explosent, où la croissance de ces deux dernières décennies s’est faite principalement au profit d’une petite minorité de part et d’autre de l’Atlantique. L’ouverture des frontières semble surtout permettre aux grandes entreprises d’augmenter leur part du marché mondial et à leurs PDG d’augmenter leur rémunération. Quant aux salariés, la plupart d’entre eux voient leur pouvoir d’achat stagner quand ils ont la chance d’échapper à une restructuration.
Dans ce contexte, les bienfaits de la concurrence ne paraissent pas évidents. On peut comprendre que beaucoup de citoyens américains ou européens préfèrent que les marchés publics soient réservés aux entreprises qui créeront ou maintiendront des emplois sur place même si des entreprises étrangères auraient pu faire au moins aussi bien pour moins cher. On peut comprendre aussi qu’ils se méfient de la recherche de normes de production identiques à l’échelle des deux continents, car celles-ci favorisent le développement des entreprises multinationales et l’éloignement des centres de décision.
À l’opposé, ceux qui sont attachés à la conclusion d’un accord transatlantique pourraient faire valoir que des PME européennes pourraient se développer plus vite si elles avaient accès au marché américain, que des normes communes entre les deux grandes zones économiques auraient davantage de chances de s’imposer au niveau mondial et qu’une coopération insuffisante entre ces deux zones ferait le jeu des grandes puissances émergentes.
La négociation devrait aller jusqu’au bout
Bref, en agitant sans vraie raison quelques épouvantails, on prive l’Europe d’une vraie réflexion et de vraies discussions sur des questions décisives pour les prochaines décennies. Ceux qui se réclament de la démocratie devraient aujourd’hui encourager la poursuite de la négociation du Tafta (ou du TTIP pour employer le sigle le plus couramment utilisé aujourd’hui).
Le TTIP risque fort de rester à l’état de projet et chacun sera content: les Américains garderont leurs OGM, nous garderons pour nous nos fromages à pâte molle
Si la négociation aboutit, ce dont on n’est pas du tout sûr, le texte sera ensuite transmis aux gouvernements des 28 pays membres de l’Union européenne et au Parlement européen; il sera traduit dans chacune des langues nationales de ces 28 pays, chacun pourra y avoir accès et se faire une idée de ce que les négociateurs européens ont signé en son nom. Si on allait jusque-là, on ne discuterait plus sur des fragments de textes encore susceptibles d’évoluer, on discuterait sur un ensemble complet et définitif permettant de faire un bilan précis des apports de ce texte et, le cas échéant, de ses faiblesses et lacunes.
Là on pourrait avoir un vrai débat démocratique, qui porterait sur des réalités et non pas des fantasmes ou des soupçons. Ce débat pourrait conduire à l’adoption du texte par les 28 et le Parlement européen ou à son rejet : les Européens pourraient en effet conclure que les promesses d’un supplément de croissance (0,5% pour l’ensemble de la zone euro le jour où toutes ses dispositions seraient appliquées selon les travaux de la Commission, plutôt 0,3% selon le CEPII) ne suffisent pas à les convaincre de l’intérêt de ce partenariat.
Mais, vu la façon dont l’affaire est engagée, il y a de fortes raisons de penser que nous n’aurons jamais ce débat. Il semble vraiment difficile d’arriver à un accord avant les élections américaines. Si jamais Donald Trump gagnait, les négociations seraient certainement suspendues pour très longtemps, voire pour toute la durée de son mandat. Avec Hillary Clinton, l’issue serait plus incertaine, mais il y aurait certainement aussi au minimum une période de suspension des discussions. Bref, le TTIP risque fort de rester à l’état de projet et chacun sera content: les Américains garderont leurs OGM, nous garderons pour nous nos fromages à pâte molle, nos élus n’auront pas leur mot à dire sur le sujet et personne ne saura jamais si un véritable accord de partenariat aurait été une bonne ou une mauvaise chose.
1 — Jean Tirole, Économie du Bien commun, Editions PUF, 640 pages, 18 euros (en vente à partir du 11 mai). Dans cet ouvrage, le prix Nobel d’économie 2014 expose ses théories, explique ce que peut être le rôle des économistes dans la cité et montre comment ses idées peuvent s’appliquer aux problèmes contemporains : lutte contre les changements climatiques et le chômage, politique industrielle, innovation, etc.Sa réflexion se place évidemment dans le cadre de l’économie de marché, mais, comme le souligne l’auteur, celle-ci n’est en rien une finalité, elle n’est «tout au plus qu’un instrument; et encore, un instrument bien imparfait si l’on tient compte de la divergence possible entre l’intérêt privé des individus, des groupes sociaux et des nations et l’intérêt général». La recherche du bien commun passe donc en grande partie par la construction d’institutions «visant à concilier autant que faire se peut l’intérêt individuel et l’intérêt général». Cette pensée subtile et exigeante enchantera tous ceux qui ne se satisfont pas de la situation présente, mais se méfient des discours radicaux sans réelle substance. Retourner à l'article